Le Pape à Saint Jean de Latran
Je remercie de tout cœur le Cardinal-Vicaire pour les délicates paroles par lesquelles — en son nom comme au nom du Chapitre du Latran, du clergé, des religieux, des religieuses et des fidèles — il a voulu exprimer sa dévotion et la leur ainsi que les propos d'activé collaboration dans le diocèse de Rome. Le premier témoignage de cette collaboration m'est donné par la très importante somme recueillie parmi les fidèles du diocèse et mise à la disposition pour donner une église et des structures paroissiales à une agglomération sise à la périphérie de la ville, encore démunie de ces éléments communautaires essentiels, si nécessaires pour la vie chrétienne. Oui, vraiment, merci de tout cœur.
Le Maître des Cérémonies a choisi les trois lectures bibliques pour cette liturgie solennelle. Il a estimé qu'elles étaient bien adaptées et, moi, je cherche à vous les expliquer.
La première lecture (Is 60, 1-6) peut être mise en relation avec Rome. Chacun sait que le Pape tient son autorité sur toute l'Eglise du fait qu'il est Evêque de Rome, successeur donc, en cette ville de l'Apôtre Pierre. Et grâce spécialement à Pierre, la Jérusalem, dont parlait Isaïe, peut être comparée à une image, comme une lointaine annonce de Rome. De Rome, aussi, en tant que siège de Pierre, lieu de son martyre et centre de l'Eglise Catholique, on peut dire : « au-dessus de toi, resplendira le Seigneur et sa gloire se manifestera... les peuples marcheront à ta lumière » (Is 60, 2). En évoquant les pèlerinages des Années Saintes et ceux qui, dans un constant afflux, continuent à se dérouler les années normales, on peut, avec le prophète, s'adresser ainsi à Rome : « Tourne les yeux autour de toi et regarde : ... les fils viennent à toi de loin... et en toi se déversera la multitude des nations de la mer et les légions des peuples viendront à toi » (Is 60, 4-5).
Ceci est un honneur pour l'Evêque de Rome et pour vous tous. Mais aussi une responsabilité. Les pèlerins trouveront-ils ici un modèle de véritable communauté chrétienne ? Serons-nous capables, avec l'aide de Dieu, nous, évêque et fidèles, de réaliser ici les paroles d'Isaïe qui suivent celles que nous venons de citer : « ... on n'entendra plus parler de violence dans la terre... ton peuple sera tout entier un peuple de justes » (Is 60, 18.21) ? Il y a quelques minutes le Professeur Argan, maire de Rome, m'a adressé courtoisement son salut et ses vœux. Quelques-unes de ses paroles m'on remis mémoire une des prières qu'enfant, je récitais avec ma maman. C'était à peu près ceci : « les péchés qui crient vengeance au ciel sont... opprimer les pauvres... frustrer les ouvriers de leur juste salaire ». A son tour, le curé m'interrogeait au cours de catéchisme : « Les péchés qui crient vengeance au ciel, pourquoi sont-ils des plus graves et des plus funestes ? »
Et moi je répondais, avec le catéchisme de Pie X : «... parce qu'ils sont directement opposés au bien de l’humanité et tellement odieux que, plus que tous autres, ils provoquent les châtiments de Dieu » (Catéchisme de Pie X, n. 154). Rome sera une vraie communauté chrétienne si Dieu y est honoré non seulement par l’affluence des fidèles dans les églises, non seulement par la vie privée vécue moralement, mais encore par l'amour pour les pauvres. Comme le disait le diacre romain Laurent, ceux-ci sont les vrais trésors de l'Eglise ; ils doivent donc être aidés, par ceux qui le peuvent, à voir plus et à être plus, sans être humiliés ou offensés par des richesses étalées, par de l'argent gaspillé en choses futiles au lieu d'être investi, quand c'est possible, dans des entreprises d'intérêt commun.
La deuxième lecture (He 13, 7-8 ; 15-17 ; 20-21) s'adapte aux fidèles de Rome. Comme je l'ai dit, c'est le Maître de cérémonies qui l'a choisie. J'avoue que, parlant d'obéissance, elle me met quelque peu en embarras. Il est difficile, aujourd'hui, de convaincre quand on met dans la balance les droits de la personne humaine et les droits de l'autorité et de la loi ! Dans le livre de Job, on trouve la description d'un cheval en bataille : il bondit comme une sauterelle et s'ébroue ; creuse la terre du sabot puis s'élance avec ardeur; quand sonne la trompette, il hennit de joie ; il flaire de loin la lutte, le cri des chefs, la clameur des troupes (cf. Jb 39, 15-25). Symbole de la liberté. L'autorité, par contre, ressemble au cavalier prudent, qui monte le cheval et, tantôt d'une voix suave, tantôt travaillant habilement de l'éperon, du mors et du fouet, le stimule, ou bien modère sa course impétueuse, le freine, le retient. Mettre d'accord cheval et cavalier, liberté et autorité, est devenu un problème social. Et d'Eglise, également.
Au Concile, on a tenté de le résoudre au quatrième chapitre de Lumen Gentium. Voici les indications conciliaires pour le cavalier : « Les Pasteurs savent parfaitement quelle contribution les laïcs apportent au bien de toute l'Eglise. Les Pasteurs savent qu'ils ont été institués par le Christ, non pour assumer à eux seuls toute la mission de salut que l'Eglise a reçue à l'égard du monde, mais que leur charge magnifique consiste à « paître » les fidèles et à reconnaître leurs services et leurs charismes de façon que tous à leur manière coopèrent unanimement à l'œuvre commune » (Lumen Gentium, 30). Et encore : les Pasteurs savent que « dans les batailles décisives, c'est parfois du front que partent les plus heureuses initiatives » (ibid. note 118). Voici, par contre, une indication du Concile pour le « généreux destrier », c'est-à-dire pour les laïcs : « les fidèles doivent s'attacher à leur évêque comme l'Eglise à Jésus-Christ et comme Jésus-Christ à son Père » (Lumen Gentium, 27). Prions pour que le Seigneur aide tant l'évêque que les fidèles, c'est-à-dire tant le cavalier que les chevaux. On m'a dit qu'il y a dans le diocèse de Rome de nombreuses personnes qui se prodiguent pour leurs frères et aussi de nombreux catéchistes ; beaucoup d'autres encore, attendent un signe pour intervenir et collaborer. Que le Seigneur nous aide tous à constituer à Rome une communauté chrétienne vive et active. Ce n'est pas sans raisons que j'ai cité le chapitre quatre de Lumen Gentium : c'est le chapitre de la « communion ecclésiale ». Toutefois ce qui a été dit regarde spécialement les laïcs. Les prêtres, les religieux et les religieuses ont une position particulière, liés comme ils le sont par le vœu ou la promesse d'obéissance. Je me souviens, comme de l'un des points essentiels de mon existence, du moment où, ayant mis mes mains dans celles de l'Evêque, j'ai dit : « Je promets ». Dès lors, je me suis senti engagé pour toute la vie et je n'ai jamais pensé qu'il s'était agi d'une cérémonie sans importance.
J'espère que les prêtres de Rome le pensent également. A eux et aux religieux Saint François de Sales rappellerait l'exemple de Saint Jean Baptiste qui vécut dans la solitude, loin du Seigneur, bien qu'il eût un si grand désir de se trouver près de lui. Pourquoi ? Par obéissance ; « il savait, écrit le Saint, que trouver le Seigneur en dehors de l'obéissance signifiait le perdre » (F. de Sales, Oeuvres, Annecy, 1896, p. 16-20).
La troisième lecture (Mt 28, 16-20) rappelle ses devoirs à l'Evêque de Rome. Le premier est d'« enseigner », en proposant la parole du Seigneur, en toute fidélité soit à Dieu soit à ceux qui l'écoutent, avec humilité mais aussi avec une franchise sans timidité, Parmi mes saints prédécesseurs, évêques de Rome, figurent également deux Docteurs de l'Eglise : St Léon, le vainqueur d'Attila et Saint Grégoire le Grand. Dans les écrits du premier, il y a une pensée théologique très élevée et il y rayonne une langue latine merveilleusement orchestrée ; nous n'imaginons même pas de pouvoir jamais l'imiter, fut-ce de très loin. Quant au second, ses livres nous le montrent « comme un père qui instruit ses propres enfants et leur fait part de ses soucis pour leur salut éternel » (I. Schuster, Liber Sacramentorum, vol. I, Turin, 1929, p. 46).
Je voudrais chercher à imiter le second qui consacre tout le tome III de sa Regula Pastoralis au thème « qualiter doceat » c'est-à-dire comment le Pasteur doit enseigner. Tout au long de quarante chapitres, Grégoire indique de manière concrète différentes formes d'instruction, adaptées aux diverses circonstances de condition sociale, d'âge, de santé et de tempérament moral des auditeurs. Pauvres et riches, joyeux et mélancoliques, supérieurs et sujets, savants et ignorants, audacieux et timides, et ainsi de suite, tous, ils sont tous dans ce livre qui est comme la vallée de Josaphat. Au Concile, il sembla nouveau qu'on appelât « pastorale », non plus ce qui était enseigné aux pasteurs, mais ce que les pasteurs faisaient pour rencontrer les besoins, les anxiétés, les espérances des hommes. Ce « nouveau », Grégoire l'avait déjà mis en oeuvre pas mal de siècles auparavant, tant dans ses écrits que dans le gouvernement de l'Eglise.
Le deuxième devoir de l'évêque, rendu par le mot « baptiser », se réfère aux sacrements et à toute la liturgie. Le diocèse de Rome a suivi le programme de la Conférence Episcopale Italienne « Evangélisation et Sacrements » ; il sait déjà qu'évangélisation, sacrement et vie sainte sont trois moments d'une démarche unique : l'évangélisation prépare au sacrement, le sacrement conduit celui qui l'a reçu à vivre chrétiennement. Je voudrais que ce grand concept soit appliqué de manière toujours plus ample. Je voudrais également que Rome donne le bon exemple en fait de liturgie célébrée pleinement et sans « créations » hors de propos. De tels abus en matière liturgique ont pu favoriser, par réaction, des attitudes qui ont entraîné des prises de position insoutenables en elles-mêmes et en contradiction avec l'Evangile. En faisant appel, avec affection et avec espoir, au sens de responsabilité de chacun devant Dieu et devant l'Eglise, je voudrais pouvoir assurer que toute irrégularité liturgique sera diligemment évitée.
Et me voici au dernier devoir épiscopal : « apprendre à observer » : c'est la diaconie, le service de guider et de gouverner. Bien que j'aie déjà été pendant 20 ans, évêque à Vittorio Veneto et à Venise, j'avoue que je n'ai pas encore bien « appris le métier ». A Rome, je me mettrai à l'école de Saint Grégoire le Grand qui a écrit « que le pasteur entoure chacun de ses sujets de sa compassion ; qu'oubliant son grade il se considère comme l'égal de ses bons sujets, mais qu'il ne craigne pas d'exercer contre les mauvais les droits de son autorité. Rappelle-toi : alors que tous les sujets portent aux nues ce qu'il a fait de bon, personne n'ose blâmer ce qu'il a fait de mal ; quand il réprime les vices, qu'il ne cesse de se reconnaître avec humilité pareil aux frères qu'il a corrompus ; et qu'il se sente d'autant plus débiteur devant Dieu que ses actions restent plus impunies devant les hommes » (Reg. Past. II° Partie.)
Ici prend fin l'explication des trois lectures bibliques. Qu'il me soit permis d'ajouter encore quelque chose : c'est la loi de Dieu que nul ne peut faire du bien à autrui sans que d'abord on l'aime. C'est pourquoi, devenant Patriarche à Venise, Saint Pie X s'était exclamé à St-Marc : « Qu'en serait-il de moi, Vénitiens, si je ne vous aimais pas ? » Aux Romains, je dirai quelque chose de semblable ; je puis vous assurer que je vous aime, que je désire seulement entrer à votre service et mettre à votre disposition, toutes mes pauvres forces, le peu que j'ai et le peu que je suis.