1. Ces saints jours que nous consacrons à l'observation du Carême, nous invitent à vous entretenir de l'union fraternelle, à vous engager d'en finir avec les ressentiments que vous pouvez avoir contre autrui, pour qu'on n'en finisse pas avec vous.
Gardez-vous de dédaigner ceci, mes frères. Cette vie fragile et mortelle, cette vie qui rencontre tant d'écueils et de tentations dans ce monde et qui demande la grâce de ne pas sombrer, ne peut, hélas! rester exempte de quelques péchés, dans les justes eux-mêmes. Il n'y a donc pour la préserver qu'un seul moyen, c'est celui que nous a indiqué Dieu notre Maître en nous ordonnant de dire dans la prière: «Remettez-nous nos offenses comme nous remettons nous-mêmes à ceux qui nous ont offensés (1)». Nous avons fait un pacte, un contrat avec le Seigneur; nous avons apposé notre signature sur l'acte qui dit à quelle condition il nous pardonnera nos fautes. Avec pleine. confiance nous lui demandons de nous pardonner, si nous pardonnons nous-mêmes. Si donc nous ne pardonnons pas, ne croyons pas qu'il nous pardonne, ce serait nous abuser. Que nul ne se trompe ici, car ce n'est pas Dieu qui trompe qui que ce soit.
La colère est une faiblesse attachée à l'humanité; puissions-nous toutefois en être exempts 1 C'est donc une faiblesse attachée à l'humanité, et en naissant elle est comme un petit germe sortant de terre; mais prends garde de l'arroser de soupçons, elle serait bientôt de la haine, le germe deviendrait un gros arbre. La haine est effectivement différente de la colère. On voit souvent un père se fâcher contre son fils sans le haïr; il veut, dans sa colère, simplement le corriger. Or, s'il se fâche pour corriger, c'est en quelque sorte l'amour qui inspire sa colère. Aussi bien est-il dit: «Tu vois le fétu dans l'oeil de ton frère; mais dans le tien tu ne vois pas la poutre (1)». Tu condamnes la colère d'un tel, et tu conserves de la haine en toi-même. Comparée à la haine, la colère est comme un fétu; mais en le nourrissant, tu en feras une poutre, au lieu qu'il n'en serait plus question si tu l'arrachais pour le jeter au loin.
2. Si vous étiez attentifs à la lecture de l'Épître, vous avez dû être effrayés d'une pensée de saint Jean. «Les ténèbres sont passées, dit-il, déjà luit la vraie lumière». Puis il ajoute: «Celui qui se prétend dans la lumière, tout en baissant son frère, est encore dans les ténèbres (2)». Ne croira-t-on pas que ces ténèbres sont de la nature des ténèbres auxquelles sont condamnés les prisonniers? Ah! si elles n'étaient que cela! Personne cependant ne recherche ces dernières; et l'on peut y jeter les innocents aussi bien que les coupables, puisque les martyrs y ont été enfermés. Oui, ils étaient de toutes parts environnés par ces ténèbres, mais une lumière secrète brillait dans leurs coeurs. Leurs yeux étaient plongés dans l'obscurité, mais l'amour de leurs frères leur permettait de voir Dieu-. Veux-tu savoir de quelle nature sont ces ténèbres dont il est parlé dans ces mots: «Celui qui hait son frère est encore dans les ténèbres?» Le même Apôtre dit ailleurs: «Celui qui hait son frère est un homicide (3)». Cet homme haineux se met en mouvement, il sort, il rentre, il voyage, il ne paraît ni chargé de chaînes, ni enfermé dans un cachot; mais il est lié par le crime. Ne t'imagine point qu'il ne soit pas en
prison; son coeur est son cachot. Afin donc d'écarter toute idée d'indifférence pour les ténèbres dont il dit: «Celui qui hait son frère est encore dans les ténèbres», l'Apôtre ajoute: «Celui qui hait son frère est homicide». Toi, tu hais ton frère et tu voyages tranquillement! Quoique Dieu t'en donne le moyen, tu refuses de te réconcilier avec lui! Tu es donc homicide, et pourtant tu vis encore! Si Dieu se vengeait, tu serais emporté soudain avec ta haine contre ton frère. Mais Dieu t'épargne encore, épargne-toi aussi et te ré. concilie.
Le voudrais-tu sans que ton frère le voulût? C'est assez pour toi. Tu as, hélas! un motif de le plaindre; mais toi, tu es dégagé; et quoi. qu'il refuse la réconciliation, dès que tu la veux, tu peux dire tranquillement: «Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons nous-mêmes à ceux qui nous ont offensés».
3. C'est toi peut-être qui lui as manqué; tu voudrais faire la paix, tu voudrais lui dire: Pardonne-moi, frère, mes torts contre toi. Mais lui ne veut point pardonner, il ne veut rien quitter; il refuse de te remettre ce que tu lui dois. Qu'il ouvre donc les yeux quand il devra prier. Cet homme qui refuse de te remettre ce que tu peux lui devoir, comment se tirera-t-il d'embarras quand viendra pour lui le moment de prier? Qu'il dise d'abord: «Notre Père qui êtes aux cieux». Ensuite: «Que votre nom soit sanctifié». Ensuite encore: «Que votre règne arrive». Continue: «Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel». Poursuis: «Donnez-nous aujourd'hui notre pain de chaque jour». C'est bien: mais ne voudras-tu point passer par-dessus ce qui suit, y substituer autre chose? pas moyen de passer, te voici arrêté. Dis donc encore, dis sincèrement; ou plutôt, si tu n'as pas de motif de prononcer ces paroles: «Pardonnez-nous nos offenses», ne les prononce pas. Que devient toutefois cet oracle de l'Apôtre: «Si nous prétendons être sans péché, nous nous séduisons nous-mêmes et la vérité n'est point en nous (1)». Si donc ta conscience te reproche des fragilités et si de toutes parts abonde l'iniquité dans ce siècle, dis sincèrement: «Pardonnez-nous nos offenses»; mais remarque ce qui suit. Comment! tu as refusé de par donner à ton frère et tu vas dire: «Comme nous pardonnons nous-mêmes à ceux qui nous ont offensés (1)?» Ne diras-tu pas cela? Alors tu n'obtiendras pas. Le diras-tu? Ce sera mentir. Dis-le plutôt et dis-le sincèrement. Comment le dire sincèrement après avoir refusé de remettre le tort à ton frère?
4. Je viens donc d'avertir ce malheureux; et maintenant je reviens à toi pour te consoler, à toi qui que tu sois, si cependant il en est ici, qui as dit à ton frère: Pardonne-moi cette offense envers toi. Je suppose donc que tu as dit cela de tout ton coeur, avec une humilité vraie, avec une charité sincère, que tu. n'as dit que ce que voit dans ton âme le regard de Dieu, et que néanmoins on t'a refusé le pardon demandé, eh l bien ne t'inquiète pas: toi et ton frère vous êtes des serviteurs, vous avez un Maître commun; tu dois à ton frère et il ne veut pas te tenir quitte, adresse-toi au Maître de tous deux; une fois que ce Maître t'aura donné quittance, que pourra exiger de toi son serviteur?
Voici autre chose. A celui qui refuse le pardon que lui demande son frère, j'ai donné l'avis de surmonter sa répugnance, attendu qu'en priant il n'obtiendrait pas lui-même ce qu'il désire. J'ai parlé aussi à celui qui, sans l'obtenir, a demandé à son frère le pardon de sa faute; je lui ai dit que s'il n'a pas obtenu de son frère, il peut compter sur son Dieu. J'ai à dire encore autre chose:Ton frère a-t-il péché contre toi et refuse-t-il de t'adresser ces mots Pardonne-moi mes torts? Combien de fois ne rencontre-t-on point ce cas? Ah: si Dieu voulait arracher cette plante de son champ, ce sentiment de vos coeurs! Combien n'en est-il pas qui ont la conscience d'avoir manqué à leurs frères et qui refusent de prononcer ces mots: Pardonne-moi! Hélas! ils n'ont pas rougi de pécher, et ils rougissent de demander; ils n'ont pas rougi de commettre l'iniquité, et ils rougissent de pratiquer l'humilité?
C'est à eux que je m'adresse d'abord. Vous donc qui êtes en discorde avec vos frères, vous qui en vous recueillant, en vous examinant, en vous jugeant selon la vérité et au fond du coeur, reconnaissez que vous auriez dû ne faire ni ne dire ce que vous avez dit ou fait, demandez pardon à vos frères, représentez-leur cette recommandation de l'Apôtre: «Vous pardonnant
les uns aux autres, comme Dieu même nous a pardonnés en Jésus-Christ (1)»; allez, ne rougissez pas de demander grâce. C'est à tous que je dis ceci, aux hommes et aux femmes, aux petits et aux grands, aux laïques et aux ecclésiastiques: je me le dis également à moi-même. Tous, prêtons l'oreille, craignons tous. Oui, si nous avons manqué à nos frères, et que la mort nous accorde encore quelque délai, nous ne sommes point perdus; nous ne le sommes point, puisque nous vivons et que nous ne sommes point encore au nombre des réprouvés; eh bien l puisque nous sommes encore en vie, faisons ce que nous ordonne notre Père, lequel se montrera bientôt notre Dieu et notre juge, et demandons pardon à ceux de nos frères que nous pouvons avoir offensés ou blessés en leur manquant de quelque manière.
Il y a toutefois des personnes d'humble condition dans ce monde, qui s'enorgueilliraient si on leur demandait pardon. Ainsi un maître manque à son serviteur; il lui manque, car s'il est maître et l'autre serviteur, ils n'en sont pas moins tous deux serviteurs d'un autre maître, puisque tous deux sont rachetés au prix du sang de Jésus-Christ. On semblerait toutefois bien sévère envers le maître à qui il serait arrivé de manquer à son serviteur en le grondant ou en le frappant injustement, si on lui imposait l'obligation de dire: Use d'indulgence, pardonne-moi. Sans doute il doit le faire, mais il est à craindre que le serviteur ne commence à s'enfler d'orgueil. Que faire alors? Que le maître se repente devant Dieu, qu'il se punisse intérieurement devant Dieu; et s'il ne peut, s'il ne doit pas dire à son serviteur: Fais-moi grâce, qu'il lui parle avec douceur. Un doux langage est quelquefois une demande de pardon.
5. Il me reste à adresser la parole. à ceux qui ont été offensés et à qui on a refusé de demander pardon. J'ai dit ma pensée à ceux qui ont refusé ce pardon quand on l'implorait; mais aujourd'hui, dans ce saint temps où je vous presse tous de ne laisser subsister rien de vos discordes, il me semble qu'à plusieurs d'entre vous s'est présentée une pensée secrète. Vous savez donc qu'il y a entre vous et vos frères quelques sujets de discordes; mais vous êtes convaincus que l'offense vient d'eux et non
pas de vous. Vous ne me dites rien sans doute, car en ce lieu c'est à moi de porter la parole et à vous de l'entendre en silence; il est possible cependant que vous vous disiez à vous-mêmes: Je veux faire la paix, mais c'est lui qui m'a blessé, qui m'a offensé et il se refuse à demander pardon. - Que vais-je répondre? Dirai-je: Va le trouver et lui demande grâce? Nullement. Je ne veux pas te pousser au mensonge; je ne veux pas que tu dises: Pardonne-moi, quand tu as la conscience de n'avoir pas manqué à ton frère. A quoi bon t'accuser? Pourquoi demander grâce à qui tu n'as pas manqué, à celui que tu n'as pas blessé? Cette démarche ne te profiterait pas, ne la fais point. Tu sais, tu sais après examen sérieux, que c'est de lui que vient l'offense, et non de toi. - Je le sais. - Eh bien! que ta conscience soit en repos sur cette certitude bien fondée. Ne vas point trouver ce frère qui t'a manqué, ni lui demander spontanément pardon. Entre toi et lui doivent se trouver des pacificateurs qui lui représentent son devoir et l'amènent à te demander grâce d'abord; il importe seulement que de ton côté tu sois disposé à l'accorder, entièrement prêt à pardonner du fond de ton coeur. La disposition à pardonner est le pardon déjà octroyé. Tu dois pourtant prier encore, prier pour obtenir qu'il te demande pardon: convaincu qu'il perd à ne le demander pas, prie pour qu'il le demande, et dans ta prière dis au Seigneur: Vous savez, Seigneur, que je n'ai pas manqué à mon frère un tel, mais que c'est lui qui m'a manqué; vous savez encore qu'il lui est funeste de ne pas me demander pardon après m'avoir manqué; je vous conjure donc avec amour de lui pardonner.
6. Je viens. de vous rappeler ce que main tenant surtout, durant ces jours de jeûnes, de saintes pratiques et de continence, vous devez faire aussi bien que moi pour vous réconcilier avec vos frères. Procurez-moi la joie de vous voir en paix, puisque vous me faites la peine de vous voir en querelles; et vous pardonnant mutuellement les torts que vous pouvez avoir l'un contre l'autre; mettons-nous en état de faire tranquillement la Pâque, de célébrer sans inquiétude la Passion de Celui quine devant rien à personne a payé pour tous; je veux parler de Jésus-Christ Notre-Seigneur; car il n'a offensé personne; presque tous au contraire l'ont offensé; et pourtant loin d'exiger de nous des supplices, il nous a promis des récompenses. Eh bien! il voit dans nos coeurs que si nous avons offensé quelqu'un, nous lui demandons sincèrement pardon; que si quelqu'un nous a offensés, nous sommes disposés à lui pardonner et à prier pour nos ennemis. Ne demandons pas à nous venger, mes frères? Qu'est-ce que se venger, sinon jouir des maux d'autrui?
Je le sais, il vient chaque jour des hommes qui fléchissent le genou, qui se prosternent le front dans la poussière, qui quelquefois même s'arrosent le visage de leurs larmes, et qui disent au milieu de cette émotion et dans cette attitude si humble: Vengez-moi, Seigneur, faites périr mon ennemi. Eh bien! oui, demande que le Seigneur fasse périr ton ennemi, et qu'il sauve ton frère; qu'il détruise l'inimitié, et préserve la nature; demande à Dieu qu'il mette à mort ce qui te persécutait en lui, mais qu'il, le conserve lui-même pour le rendre à ton amitié.