Dans l'enseignement du Christ lui-même, cette image, héritée de l'Ancien Testament, se simplifie et en même temps s'approfondit. Cela est peut-être évident surtout dans la parabole de l'enfant prodigue, où l'essence de la miséricorde divine - bien que le mot « miséricorde » ne s'y trouve pas - est exprimée d'une manière particulièrement limpide. Cela vient moins des termes, comme dans les Livres vétéro-testamentaires, que de l'exemple employé, qui permet de mieux comprendre le mystère de la miséricorde, ce drame profond qui se déroule entre l'amour du père et la prodigalité et le péché du fils.
Ce fils, qui reçoit de son Père la part d'héritage qui lui revient et qui abandonne la maison pour tout dépenser dans un pays lointain «en vivant dans l'inconduite», est en un certain sens l'homme de tous les temps, à commencer par celui qui le premier perdit l'héritage de la grâce et de la justice originelle. L'analogie est alors extrêmement large. La parabole touche indirectement chaque rupture de l'alliance d'amour, chaque perte de la grâce, chaque péché. L'infidélité du peuple d'Israël y est moins mise en relief que dans la tradition prophétique, bien que l'exemple de l'enfant prodigue puisse aussi s'y appliquer. Le fils, «quand il eut tout dépensé..., commença à sentir la privation», d'autant plus que survint une grande famine «en cette contrée» où il s'était rendu après avoir abandonné la maison paternelle. Et alors, «il aurait bien voulu avoir de quoi se rassasier», fût-ce « avec les caroubes que mangeaient les porcs » qu'il gardait pour le compte « d'un des habitants de cette contrée ». Mais cela même lui était refusé.
L'analogie se déplace clairement vers l'intérieur de l'homme. Le patrimoine reçu de son père consistait en biens matériels, mais plus importante que ces biens était sa dignité de fils dans la maison paternelle. La situation dans laquelle il en était venu à se trouver au moment de la perte de ses biens matériels aurait dû le rendre conscient de la perte de cette dignité. Il n'y avait pas pensé auparavant, quand il avait demandé à son père de lui donner la part d'héritage qui lui revenait pour s'en aller au loin. Et il semble qu'il n'en soit pas encore conscient au moment où il se dit à lui-même:
« Combien de mercenaires de mon père ont du pain en surabondance, et moi je suis ici à périr de faim». Il se mesure lui-même à la mesure des biens qu'il a perdus, qu'il ne « possède » plus, tandis que les salariés dans la maison de son père, eux, les «possèdent». Ces paroles expriment surtout son attitude envers les biens matériels. Néanmoins, sous la surface des paroles, se cache le drame de la dignité perdue, la conscience du caractère filial gâché.
Et c'est alors qu'il prend sa décision: « Je veux partir, aller vers mon père et lui dire: Père, j'ai péché contre le Ciel et envers toi; je ne mérite plus d'être appelé ton fils, traite-moi comme l'un de tes mercenaires ». Paroles qui dévoilent plus à fond le problème essentiel. Dans la situation matérielle difficile où l'enfant prodigue en était venu à se trouver à cause de sa légèreté, à cause de son péché, avait aussi mûri le sens de la dignité perdue. Quand il décide de retourner à la maison paternelle, de demander à son père d'être accueilli non plus en vertu de son droit de fils, mais dans la condition d'un mercenaire, il semble extérieurement agir poussé par la faim et la misère dans laquelle il est tombé; pourtant ce motif est pénétré par la conscience d'une perte plus profonde: être un mercenaire dans la maison de son propre père est certainement une grande humiliation et une grande honte. Néanmoins, l'enfant prodigue est prêt à affronter cette humiliation et cette honte. Il se rend compte qu'il n'a plus aucun droit, sinon celui d'être un mercenaire dans la maison de son père. Sa décision est prise dans la pleine conscience de ce qu'il a mérité et de ce à quoi il peut encore avoir droit selon les normes de la justice. Ce raisonnement montre bien que, au centre de la conscience de l'enfant prodigue, émerge le sens de la dignité perdue, de cette dignité qui jaillit du rapport entre le fils et son père. Et c'est après avoir pris cette décision qu'il se met en route.
Dans la parabole de l'enfant prodigue on ne trouve pas une seule
fois le terme de «justice» ni même, dans le texte original, celui de
« miséricorde ». Toutefois, le rapport de la justice avec l'amour, qui se manifeste comme miséricorde, s'y inscrit avec une grande précision. Il apparaît clairement que l'amour se transforme en miséricorde lorsqu'il faut dépasser la norme précise de la justice, précise et souvent trop stricte.Une fois dépensés les biens reçus de son père,l'enfant prodigue mérite - après son retour - de gagner sa vie en travaillant dans la maison paternelle comme mercenaire, et de retrouver éventuellement peu à peu une certaine quantité de biens matériels, mais sans doute jamais autant qu'il en avait dilapidés. Voici ce qui serait exigé dans l'ordre de la justice, d'autant plus que ce fils avait non seulement dissipé la part d'héritage lui revenant, mais en outre touché au vif et offensé son père à cause de sa conduite. Celle-ci, qui de son propre aveu l'avait privé de la dignité de fils, ne pouvait pas être indifférente à son père, qui devait en souffrir et se sentir mis en cause. Et pourtant il s'agissait en fin de compte de son propre fils, et aucun comportement ne pouvait altérer ou détruire cette relation. L'enfant prodigue en est conscient; et c'est précisément cette conscience qui lui montre clairement sa dignité perdue et lui fait juger correctement de la place qui pouvait encore être la sienne dans la maison de son père.