Si nous joignons le Cénacle à Gethsémani dans notre méditation du Jeudi saint cette année, c'est pour comprendre combien notre sacerdoce doit être intimement lié à la prière, enraciné dans la prière. Il est vrai que cette affirmation n'a pas besoin d'être démontrée, mais il faut plutôt la garder constamment dans l'esprit et le coeur pour que la vérité qu'elle exprime puisse s'actualiser toujours plus profondément dans la vie.Il s'agit, en effet, de notre vie, de la vie sacerdotale elle-même, dans toute sa richesse d'abord comprise dans l'appel au sacerdoce, puis manifestée dans le ministère du salut qui en découle. Nous savons que le sacerdoce – sacramentel et ministériel – est une participation spéciale au sacerdoce du Christ. Il n'existe pas sans lui ni en dehors de lui. Il ne se développe pas et il ne porte pas de fruits sans s'enraciner en lui. « Hors de moi vous ne pouvez rien faire » (Jn 15, 5), dit Jésus au cours de la dernière Cène en concluant la parabole de la vigne et des sarments. Lorsque, plus tard, pendant sa prière solitaire dans le jardin de Gethsémani, Jésus rejoint Pierre, Jacques et Jean et les trouve en train de dormir, il les réveille en disant : « Veillez et priez pour ne pas entrer en tentation » (Mt 26, 41).
La prière devait donc être pour les apôtres la manière concrète et efficace de participer à l' « heure de Jésus », de s'enraciner en lui et dans son mystère pascal. II en sera toujours ainsi pour nous, prêtres. Sans la prière, le péril nous menace de la « tentation » à laquelle les apôtres ont malheureusement cédé au moment où ils se sont trouvés affrontés au « scandale de la Croix » (Ga 5,11). Dans notre vie sacerdotale, la prière présente une diversité de formes et de sens : prière personnelle, communautaire ou liturgique (publique et officielle). Mais à la base de cette prière aux formes multiples, il doit y avoir le fondement très profond qui correspond à notre existence sacerdotale dans le Christ, réalisation spécifique de l'existence chrétienne et même, plus largement, de l'existence humaine. La prière est en effet l'expression naturelle de la conscience que nous avons d'être créés par Dieu et, plus encore, comme on le voit clairement dans la Bible, que le Créateur s'est manifesté à l'homme comme Dieu de l'Alliance.
La prière qui correspond à notre existence sacerdotale inclut naturellement tout ce qui découle de notre être chrétien, ou simplement de notre condition d'hommes faits « à l'image et à la ressemblance » de Dieu. Elle comprend, en outre, la conscience de notre existence humaine et chrétienne de prêtres. Il semble justement que nous pouvons mieux découvrir cela le Jeudi saint, en allant avec le Christ, après la dernière Cène, à Gethsémani. Là, nous sommes les témoins de la prière de Jésus, qui précède immédiatement l'accomplissement suprême de son sacerdoce par le sacrifice de lui-même sur la Croix. « Lui, survenu comme grand prêtre des biens à venir..., entra une fois pour toutes dans le sanctuaire... avec son propre sang » (He 9, 11-12). De fait, s'il était prêtre dès le début de son existence, il « devint » toutefois pleinement l'unique prêtre de l'Alliance nouvelle et éternelle par le sacrifice rédempteur qui commença à Gethsémani. Ce commencement eut lieu dans un contexte de prière.
C'est là pour nous, chers frères, une découverte d'une importance fondamentale en ce Jeudi saint, jour que nous considérons à juste titre comme celui où est né notre sacerdoce ministériel dans le Christ. Entre les paroles de l'institution : « Ceci est mon corps, donné pour vous », « Cette coupe est la nouvelle Alliance en mon sang, versé pour vous », et l'accomplissement réel de ce que ces paroles expriment, il y a la prière de Gethsémani. N'est-il pas vrai que, dans le déroulement des événements de Pâques, c'est cette prière qui introduit à la réalité visible elle-même que le sacrement signifie et renouvelle à la fois ? Le sacerdoce que nous avons reçu en héritage par un sacrement étroitement lié à l'Eucharistie est toujours un appel à participer à la même réalité divine et humaine, salvifique et rédemptrice, qui, précisément par notre ministère, doit porter des fruits toujours nouveaux dans l'histoire du salut : « Pour que vous alliez et portiez du fruit et que votre fruit demeure » (Jn 15, 16). Le saint curé d'Ars, dont nous avons célébré l'année dernière le deuxième centenaire de la naissance, nous paraît justement l'homme de cet appel ; il en ravive en nous la conscience. Dans sa vie héroïque, la prière était le moyen qui lui permettait de demeurer constamment dans le Christ, de « veiller » avec le Christ faisant face à son « heure ». Cette « heure » ne cesse d'être décisive pour le salut de tant d'hommes, confiés au service sacerdotal et à la sollicitude pastorale de tout prêtre. Dans la vie de saint Jean-Marie Vianney, cette « heure » se réalisait particulièrement par son ministère au confessionnal.
La prière de Gethsémani est en quelque sorte une pierre angulaire placée par le Christ comme fondation pour son service de la cause « que le Père lui avait confiée » – comme fondation pour l'oeuvre de la rédemption du monde par le sacrifice offert sur la Croix.
Participant au sacerdoce du Christ qui est inséparable de son sacrifice, nous devons, nous aussi, placer comme fondation de notre existence sacerdotale la pierre angulaire de la prière. Elle nous permettra d'harmoniser notre existence avec le ministère sacerdotal, gardant intacte l'identité et l'authenticité de cette vocation, devenue notre héritage particulier dans l'Église, communauté du Peuple de Dieu. La prière du prêtre, en particulier celle de la Liturgie des Heures et de l'adoration eucharistique, nous aidera avant tout à être toujours profondément conscients du fait que, comme « serviteurs du Christ », nous sommes d'une manière spéciale et exceptionnelle les « intendants des mystères de Dieu » (1 Co 4,1). Quelle que soit notre tâche concrète, quel que soit le genre d'activité par lequel nous exerçons le ministère pastoral, la prière nous affermira dans la conscience de ces mystères de Dieu dont nous sommes les « intendants » et permettra que cela s'exprime dans toute notre action. C'est aussi de cette façon que nous serons pour les hommes un signe parlant du Christ et de son Évangile.
Très chers frères ! Nous avons besoin de la prière, d'une prière profonde et, en un sens « organisée », pour pouvoir être un tel signe. « A ceci tous reconnaîtront que vous êtes mes disciples : si vous avez de l'amour les uns pour les autres » (Jn 13, 35). Oui ! En définitive, c'est une question d'amour, d'amour « pour les autres » ; en effet « être », comme prêtres, « les intendants des mystères de Dieu », cela veut dire se mettre à la disposition des autres et, ainsi, rendre témoignage de l'amour suprême qui est dans le Christ, de l'amour qui est Dieu même. Si la prière du prêtre renouvelle cette conscience et cette attitude dans la vie de chacun de nous, en même temps, suivant la « logique » propre au fait d'être les intendants des mystères de Dieu, elle doit constamment se développer et s'étendre à tous ceux que « le Père nous a donnés » (Jn 17, 6).C'est ce qui ressort clairement de la prière sacerdotale de Jésus au Cénacle : « J'ai manifesté ton nom aux hommes que tu as tirés du monde pour me les donner. Ils étaient à toi et tu me les a donnés et ils ont gardé ta parole » (Jn 17, 6).