Contempler la Trinité pour vaincre l’odieuse discorde du monde
Aucun traité sur la Trinité ne peut nous mettre en contact direct avec elle autant que la contemplation de l’icône de la Trinité de Roublev, dont nous voyons une reproduction dans la mosaïque que nous avons devant nous, en haut du mur en face. Peinte en 1425 pour l’église Saint-Serge, l’icône fut déclarée, par le « Concile des cent chapitres » de 1551, modèle de toutes les représentations de la Trinité.
Notons tout de suite une chose à son propos. Elle ne veut pas représenter directement la Trinité, par définition invisible et ineffable, ce qui eût été contraire à tous les canons de l’iconographie ecclésiastique byzantine. Elle représente directement la scène des trois anges apparus à Abraham au chêne de Mambré (Gn 18, 1-15), comme le confirme le fait que, aussi bien avant qu’après Roublev, apparaissent aussi dans l’icône Abraham, Sarah, le veau et, au fond, le chêne. Cet épisode est lu en effet, avec les yeux de la tradition patristique, comme une préfiguration de la Trinité. L’icône est l’une des formes que revêt la lecture spirituelle de la Bible, c’est-à-dire l’interprétation d’un fait de l’Ancien Testament à la lumière du Nouveau.
Le dogme de l’unité et de la trinité de Dieu est exprimé par le fait que les personnes présentes sont trois et bien distinctes, mais très ressemblantes entre elles. Elles sont contenues de manière parfaite dans un cercle qui met en valeur leur unité, et cependant le mouvement différent, surtout de la tête, proclame leur distinction. Tous les trois revêtent, dans l’original, un vêtement de couleur bleue, signe de leur commune nature divine. Mais au-dessus ou en-dessous, chacun revêt une couleur qui le distingue des autres. Le Père (identifié en général par l’ange de gauche vers lequel les deux autres personnes inclinent la tête), a un vêtement aux couleurs indéfinissables, presque fait de pure lumière, signe de son invisibilité et de son inaccessibilité ; le Fils, au centre, a une tunique sombre, signe de l’humanité qu’il a revêtue ; l’Esprit Saint, l’ange de droite, un manteau vert, signe de vie, puisqu’il est celui « qui donne la vie ».
Une chose surtout s’impose lorsque l’on contemple l’icône de Roublev : la paix profonde et l’unité qui émanent de l’ensemble. Un cri silencieux jaillit de l’icône : « Soyez un comme nous sommes un. » Le saint pour le monastère duquel l’icône fut créée, saint Serge de Radonège, s’était distingué dans l’histoire de la Russie pour avoir rétabli l’unité entre les chefs qui étaient en conflit, permettant ainsi que la Russie soit libérée des mains des envahisseurs Tartares. Sa devise était : « Contemplant la très Sainte Trinité, vaincre l’odieuse discorde du monde. » Roublev a voulu recueillir l’héritage spirituel de ce grand saint qui avait fait de la Trinité la source d’inspiration de sa vie et de son œuvre.
Nous voulons tous l’unité. Après le mot « bonheur », il n’y en a aucun autre qui corresponde à un besoin plus profond du cœur humain que le mot « unité ». Nous sommes « des êtres finis, capables d’infini », ce qui veut dire que nous sommes des créatures limitées qui aspirent à dépasser notre limite, pour être « en quelque sorte tout », quodammodo omnia, dit-on en philosophie. Nous ne nous résignons pas à être uniquement ce que nous sommes. Qui n’a pas le souvenir, dans ses années de jeunesse, de moments où le besoin profond d’unité se faisant sentir, il aurait voulu voir l’univers entier rassemblé en un seul point et être avec tous les autres dans cet unique point, tant le sentiment de séparation et de solitude dans le monde était fort et douloureux ? Saint Thomas d’Aquin explique tout cela en disant : « Puisque l’unité (unum) est un principe de l’être comme la bonté (bonum), il en découle que chacun désire naturellement l’unité, comme il désire le bien. Ainsi, de même que l’amour ou le désir du bien cause de la souffrance, de même l’amour ou le désir de l’unité[3]. »
Tous, donc, nous voulons l’unité, tous nous la désirons du plus profond de notre cœur.
Pourquoi est-il alors tellement difficile de faire l’unité, si nous la désirons tous aussi ardemment ? C’est parce que nous voulons l’unité, oui, mais… autour de notre point de vue. Cela nous semble tellement évident, tellement raisonnable, que nous sommes surpris que les autres ne s’en rendent pas compte et qu’ils insistent au contraire sur leur point de vue. Nous traçons même délicatement la route aux autres pour qu’ils viennent là où nous sommes et qu’ils nous rejoignent dans notre centre. Le problème est que celui qui est devant moi fait exactement la même chose avec moi. Par ce chemin-là, on ne parviendra jamais à l’unité. On fait le chemin inverse.
La Trinité nous indique le vrai chemin de l’unité. Partant des personnes divines, au lieu du concept de nature, les Orientaux ont dû expliquer d’une autre manière l’unité divine. Ils l’ont fait en élaborant la doctrine de la péricorèse. Appliquée à la Trinité, la péricorèse (c’est-à-dire la « compénétration mutuelle »), exprime l’union des trois personnes en une unique essence[4]. Grâce à elle, les trois personnes sont unies, mais non confondues ; chaque personne « s’identifie » à l’autre, se donne à l’autre et fait être l’autre. Le concept se fonde sur les paroles du Christ : « Je suis dans le Père et le Père est en moi. » (Jn 14, 11)
Jésus a étendu ce principe à la relation qu’il y a entre lui et nous : « Je suis dans le Père, et vous en moi et moi en vous » (Jn 14, 20) ; « Moi en eux et toi en moi, afin qu’ils soient parfaits dans l’unité. » (Jn 17, 23) Le chemin de la vraie unité est dans l’imitation entre nous, dans l’Église, de la péricorèse divine. Saint Paul en indique le fondement quand il dit que « nous sommes membres les uns des autres » (Rm 12, 5). En Dieu, la péricorèse se base sur l’unité de la nature, en nous, sur le fait que nous sommes « un seul corps et un seul esprit ».
L’Apôtre nous aide à comprendre ce que signifie, en pratique, vivre entre nous la péricorèse, ou la compénétration mutuelle : « Si un membre souffre, tous les membres souffrent avec lui ; si un membre est à l’honneur, tous se réjouissent avec lui » (1 Co 12, 26) ; « Portez les fardeaux les uns des autres, ainsi vous accomplirez la loi du Christ. » (Ga 6, 2) Les « fardeaux » des autres sont les maladies, les limites, les soucis, mais aussi les défauts et les péchés. Vivre la péricorèse signifie « s’identifier » à l’autre, se mettre – comme on dit – dans sa peau, chercher à comprendre avant de juger.
Les trois personnes divines sont toujours occupées à se glorifier réciproquement. Le Père glorifie le Fils ; le Fils glorifie le Père (Jn 17, 4) ; le Paraclet glorifiera le Fils (Jn 16, 14). Chaque personne se donne à connaître en faisant connaître l’autre. Le Fils enseigne à crier « Abba ! » ; l’Esprit Saint enseigne à crier « Jésus est Seigneur ! » et « Viens, Seigneur », Maranatha. Ils n’enseignent pas à prononcer leur propre nom, mais celui des autres personnes. Il n’y a qu’un seul « endroit » dans le monde où la règle « aime ton prochain comme toi-même » est mise en pratique, dans un sens absolu, et c’est la Trinité ! Chaque personne divine aime l’autre exactement comme elle-même.
L’atmosphère serait bien différente dans un corps social si l’on essayait de vivre avec ces idéaux sublimes devant les yeux ! Pensons à une famille dans laquelle le mari défend et exalte sa femme devant ses enfants et des étrangers, de même la femme par rapport à son mari ; pensons à une communauté dans laquelle on s’efforce de mettre en pratique la recommandation de saint Jacques : « Ne médisez pas les uns des autres, frères » (Jc 4, 11), ou de celle de saint Paul : « Que chacun regarde les autres comme plus méritants » (Rm 12, 10). Dans cette optique, une personne pourrait même se réjouir de la nomination d’une autre, qu’elle estime, à un rôle d’honneur (par exemple le cardinalat), comme si elle y était nommée elle-même.
Mais laissons les saints s’exprimer là-dessus, les seuls qui en ont le droit car ils le mettent en pratique. Dans l’une de ses admonitions, saint François d’Assise dit : « Béni soit ce serviteur qui ne s’enorgueillit pas du bien que le Seigneur dit et opère à travers lui, plus que du bien qu’il dit et opère à travers un autre ». Saint Augustin disait à la population :
« Si tu aimes l’unité, tout ce qui en elle peut être possédé par quelqu’un, tu le possèdes toi aussi ! Ne sois point jaloux et tout ce que je possède t’appartiendra et si je ne suis pas jaloux moi-même, ce que tu possèdes sera à moi. La jalousie produit la séparation ; l’union, tel est l’effet de la charité. […] De même, la main est le seul de tous les membres à travailler ; mais travaille-t-elle pour elle seule ? Elle le fait aussi pour l’œil. Ainsi, qu’on vienne à vouloir frapper, non pas la main, mais le visage, celle-ci dit-elle : « Je ne me remue point, puisque ce n’est pas moi qu’on veut blesser[5] » ? » Cela signifiait : si vous essayez de faire passer le bien de la communauté avant votre affirmation personnelle, chaque charisme et chaque honneur qui y sont présents seront vôtres, de la même manière que dans une famille unie, le succès d’un membre fait le bonheur de tous. C’est pourquoi la charité est la « voie qui les dépasse toutes » (1 Co 12, 31) : elle multiplie les charismes, fait du charisme de l’un le charisme de tous. Je réalise que ce sont des choses faciles à dire, mais difficiles à mettre en pratique ; il est cependant beau de savoir qu’avec la grâce de Dieu, elles sont possibles et que certaines âmes les ont réalisées et les réalisent également pour nous dans l’Église.
Contempler la Trinité aide vraiment à vaincre « l’odieuse discorde du monde ». Le premier miracle que l’Esprit Saint opéra à la Pentecôte fut de faire des disciples « un même cœur » (Ac 1, 14), « un seul cœur et une seule âme » (Ac 4, 32). Il est toujours prêt à répéter ce miracle, à transformer à chaque fois la dis-corde en con-corde. On peut être divisés dans l’esprit – en ce que chacun pense sur des questions doctrinales ou pastorales encore légitimement débattues dans l’Église – mais jamais divisés dans le cœur : In dubiis libertas, in omnibus vero caritas. Cela signifie imiter l’unité de la Trinité qui est, en effet, « unité dans la diversité ».