L’humilité comme sobriété
L’exhortation à la charité que nous avons recueillie de la bouche de l’Apôtre, dans la méditation précédente, est incluse entre deux brèves exhortations à l’humilité qui à l’évidence se renvoie l’une à l’autre, de manière à former une sorte de cadre autour de la réflexion sur la charité. Lues à la suite, en omettant ce qui se trouve au milieu, ces deux exhortations raisonnent ainsi :
« Je dis à chacun de vous de ne pas avoir une trop haute opinion de lui-même, mais de garder des sentiments modestes. [...] N’aspirez pas à ce qui est élevé, mais laissez-vous attirer par ce qui est humble. Ne vous prenez pas pour des sages ». (Rm 12, 3.16).
Il ne s’agit pas de simples recommandations à la modération et à la modestie ; à travers ces quelques paroles la parénèse apostolique nous découvre le vaste horizon de l’humilité. Avec la charité, saint Paul reconnaît dans l’humilité la seconde valeur fondamentale, la seconde direction dans laquelle il faut œuvrer pour renouveler, dans l’Esprit, notre vie et édifier la communauté.
Il n’y a pas un domaine où les vertus chrétiennes nous paraissent davantage faire propres « les sentiments qui étaient en Christ Jésus ». Comme le rappelle ailleurs l’Apôtre, Jésus ayant la condition de Dieu, « s’est abaissé, devenant obéissant jusqu’à la mort » (Fil 2, 5- et à ses disciples il dit: « Apprenez de moi qui suis doux et humble de cœur » (Mt 11,29). Il est possible de parler de l’humilité à partir de plusieurs points de vue, comme fera l’apôtre et tel que nous le verrons, mais dans sa signification la plus profonde, l’humilité n’appartient qu’au Christ. Est vraiment humble celui qui s’efforce d’avoir le cœur du Christ. 1. L’humilité comme sobriété
Dans la parénèse de la Lettre aux Romains, Saint Paul applique à la vie de la communauté chrétienne l’enseignement biblique traditionnel sur l’humilité qui s’exprime constamment à travers la métaphore spatiale de l’« élévation » et de l’« abaissement » , de la tension vers le haut et de la tension vers le bas. Il est possible d’« aspirer à ce qui est trop élevé » soit avec sa propre intelligence, par une recherche exagérée qui ne tient pas compte des limites de celle-ci face au mystère, ou par sa volonté, en aspirant à des positions ou à des offices de prestige. L’Apôtre a en vue ces deux possibilités et en tout cas, ses paroles concernent aussi bien l’une que l’autre: et la présomption de l’intelligence et l’ambition de la volonté.
Mais en transmettant l’enseignement biblique traditionnel sur l’humilité, Saint Paul donne une motivation en partie nouvelle et originale de cette vertu. Dans l’Ancien Testament, la motivation ou la raison qui justifie l’humilité c’est que Dieu « repousse les superbes et donne sa grâce aux humbles » (cf. Pr 3, 34; Jb 22, 29), c’est qu’il « voit le plus humble ; de loin, il reconnaît l’orgueilleux » (Ps 137,6). On ne disait pas, cependant – du moins de façon explicite – pourquoi Dieu fait-il cela, c’est-à-dire pourquoi il « élève les humbles et abaisse les superbes ». Diverses explications peuvent être données à ce fait: par exemple, la jalousie ou l’« envie de Dieu » (sphonos Theou), ainsi que le pensaient certains auteurs grecs, ou tout simplement la volonté de Dieu de punir l’arrogance humaine, la hybris.
Le concept décisif qu’introduit saint Paul dans son débat autour de l’humilité est le concept de vérité. Dieu aime l’humble car l’humble est dans la vérité ; c’est un homme vrai, authentique. Il punit l’orgueil, car l’orgueil, avant d’être arrogance, est mensonge. En effet, tout ce qui dans l’homme n’est pas humilité, est mensonge.
Cela explique pourquoi les philosophes grecs, qui pourtant connurent et exaltèrent presque toutes les autres vertus, ne connurent pas l’humilité. Le mot humilité (tapeinosis) garda toujours chez eux, un sens essentiellement négatif de bassesse, di petitesse, de mesquinerie et de pusillanimité. Les philosophes grecs ne connaissaient pas les deux principes fondamentaux qui permettent d’associer l’humilité et la vérité : l’idée de création et le concept biblique de péché. Le concept de création fonde la certitude que tout ce qu’il y a de bon et de beau dans l’homme vient de Dieu, sans exception ; le concept biblique de péché fonde la certitude que tout ce qu’il y a de mal dans l’homme, au sens moral du terme, est le fruit de sa liberté, vient de lui-même. L’homme biblique est conduit à l’humilité soit par le bien, soit par le mal qu’il découvre en lui-même.
Mais venons à la pensée de l’Apôtre. Le mot qu’il utilise dans notre texte pour parler de l’humilité-vérité c’est la parole sobriété ou sagesse (sophrosyne). Il exhorte les chrétiens à ne pas se faire une idée erronée et exagérée d’eux-mêmes, mais plutôt à faire une évaluation juste, sobre, nous pourrions presque dire objective. Dans l’exhortation, reprise au verset 16, l’expression « se faire une idée sobre de soi-même », trouve son équivalent dans l’expression « se laisser attirer par ce qui est humble ». Par là l’Apôtre en vient à dire que l’homme est sage lorsqu’il est humble et qu’il est humble quand il est sage.
En s’abaissant, l’homme s’approche de la vérité. « Dieu est lumière » , dit saint Jean (1 Jn 1, 5), il est vérité, et il ne peut rencontrer l’homme que dans la vérité. Il donne sa grâce à l’humble parce que seul l’humble est capable de reconnaître la grâce; il ne dit pas: « La vigueur de ma main, ou mon intelligence, a fait cela! » (cf. Dt 8, 17; Is 10, 13). Sainte Thérèse d’Avila a écrit: « Je me demandais un jour pour quelle raison le Seigneur aime tant l’humilité et subitement, sans aucune réflexion de ma part, il me vint à l’esprit que ce doit être parce qu’il est la suprême vérité et que l’humilité est vérité » .
2. Qu’as-tu que tu n’aies reçu?
L’Apôtre ne nous laisse pas maintenant, dans le vague ou en surface, au sujet de cette vérité sur nous-mêmes. Certaines de ses phrases, lapidaires, contenues dans d’autres lettres, mais faisant partie de ce même ordre d’idées, ont le pouvoir de nous soustraire tout « point d’appui » et de nous faire aller vraiment au fond dans la découverte de la vérité.
Une de ces phrases dit ceci: « Qu’as-tu que tu n’aies reçu? Et si tu l’as reçu, pourquoi te glorifier comme si tu ne l’avais pas reçu? » (1 Co 4, 7). Il n’y a qu’une seule chose que je n’ai pas reçue, qui est toute et uniquement mienne, c’est le péché. Celui-ci, je sais et je sens qu’il vient de moi, qu’il trouve en moi sa source, ou, du moins, dans l’homme et dans le monde, non en Dieu, tandis que tout le reste – y compris le fait de reconnaître que le péché vient de moi – vient de Dieu. Une autre phrase dit: « Si quelqu’un estime être quelque chose, alors qu’il n’est rien, il se fait illusion » (Ga 6, 3).
La « juste évaluation » de soi-même est donc celle-ci: reconnaître notre néant! C’est là le terrain solide auquel tend l’humilité ! La perle précieuse est précisément la sincère et paisible conviction que, de nous-mêmes, nous ne sommes rien, nous ne pouvons rien penser, nous ne pouvons rien faire. « Hors de moi, vous ne pouvez rien faire », dit Jésus et l’Apôtre ajoute : « Ce n’est pas que de nous-mêmes nous soyons capables de revendiquer quoi que ce soit… » (2 Co 3,5). Nous pouvons, à l’occasion, nous servir de l’une ou l’autre de ces paroles pour couper court à une tentation, à une pensée, à une vaine complaisance, comme d’un véritable « glaive de l’Esprit »: « Qu’as-tu que tu n’aies reçu? » L’efficacité de la Parole de Dieu s’expérimente surtout dans ce cas : lorsqu’on s’en sert pour soi, plutôt que lorsqu’on s’en sert pour les autres.
De cette manière nous sommes acheminés vers la découverte de la vraie nature de notre néant, qui n’est pas un néant pur et simple, un « innocent petit rien ». Nous entrevoyons le but ultime auquel la Parole de Dieu veut nous amener et qui est de reconnaître ce que nous sommes en vérité : un rien orgueilleux ! Je suis ce quelqu’un qui « croit être quelque chose » tandis qu’il n’est rien; je suis celui qui n’a rien qu’il n’ait reçu, mais qui toujours se vante – ou est tenté de se vanter – de quelque chose, comme s’il ne l’avait pas reçu!
Ce n’est pas là la situation de quelques-uns, mais une misère commune à tous. C’est la définition même de ce que l’Apôtre appelle « notre vieil homme » (Rom 6,6): un rien qui se croit quelque chose, un rien orgueilleux. L’Apôtre lui-même avoue ce qu’il découvrait quand il descendait au plus profond de son cœur: « J’aperçois en moi – disait-il – une autre loi… Je découvre que le péché habite en moi… Malheureux homme que je suis! Qui me délivrera ? » (Rm 7, 14-25). Cette « autre loi », ce péché « qui l’habite » c’est, pour saint Paul, comme on le sait, avant tout l’autoglorification, l’orgueil, le fait de se vanter soi-même.
Au fond de notre descente, nous découvrons donc, en nous, non pas l’humilité, mais la superbe. Mais précisément, c’est la découverte de ce que nous sommes radicalement remplis de superbe, et que nous le sommes par notre faute – non par la faute de Dieu – car nous le sommes devenus par le mauvais usage de notre liberté, c’est donc cette découverte qui est l’humilité. Voilà en quoi consiste la vérité ! Avoir atteint ce but, ou même seulement l’avoir entrevu comme de loin, à travers la Parole de Dieu, est une grande grâce. Cela donne une paix nouvelle. Comme celui qui, en temps de guerre, découvre qu’il possède sous sa propre maison, sans même devoir en sortir, un abri sûr contre les bombardements, absolument imprenable.
Une grande maîtresse de spiritualité – sainte Angèle de Foligno – s’écria à l’approche de sa mort: « Ô rien inconnu, ô rien inconnu ! L’âme ne peut avoir en ce monde une vision plus haute que de voir son rien et de s’y tenir comme dans la cellule d’une prison » . La sainte exhortait aussi ses fils spirituels à faire tout leur possible pour rentrer aussitôt dans cette cellule dès que, pour un motif quelconque, ils en seraient sortis. Il faut faire comme certaines bestioles très craintives qui ne s’éloignent jamais du trou de leur tanière, de manière à pouvoir y rentrer aussitôt, aux premiers signes de danger.
Il y a un grand secret caché dans ce conseil, une vérité mystérieuse que l’on expérimente en la mettant en pratique. On découvre alors que cette cellule existe vraiment et qu’elle est accessible chaque fois que l’on veut y entrer. Elle consiste dans le paisible et tranquille sentiment d’être un rien et un rien orgueilleux. Lorsqu’on se trouve à l’intérieur de cette cellule de la prison, on ne voit plus les défauts du prochain, ou bien on les voit sous un autre jour. L’on comprend qu’il est possible de réaliser, avec la grâce et l’exercice, ce que dit l’Apôtre et qui, à première vue, semble excessif, à savoir: « estimer les autres supérieurs à soi » (Ph 2,3), ou du moins on comprend comment cela a pu être possible aux saints.
S’enfermer dans ce cachot est donc tout autre chose que de s’enfermer en soi-même ; c’est au contraire, s’ouvrir aux autres, à l’être, à l’objectivité des choses. Le contraire de ce que les ennemis de l’humilité chrétienne ont toujours pensé. C’est se fermer, non pas dans l’égoïsme mais à l’égoïsme. C’est la victoire sur l’un des maux que même la psychologie moderne juge funeste pour la personne humaine : le narcissisme.
Dans cette cellule, en outre, l’ennemi ne pénètre pas. Antoine le Grand eut un jour une vision; il vit en un instant le monde tout couvert des filets de l’ennemi étroitement unis devant lui et il dit en gémissant : « Qui pourra donc éviter tous ces filets ? » Et une voix lui répondit : « L’humilité ! » .
L’Évangile nous présente un modèle insurpassable de cette humilité-vérité, il s’agit de Marie. Dieu – chante Marie dans le Magnificat – « a jeté les yeux sur l’humilité de sa servante » (Lc 1, 48). Mais qu’est-ce que la Vierge entend ici par « humilité »? Non pas la vertu d’humilité, mais son humble condition ou, tout au plus, son appartenance à la catégorie des humbles et des pauvres dont il est question dans la suite du Cantique. Le renvoi explicite au cantique d’Anne, la mère de Samuel, le confirme, où le même terme employé par Marie (tapeinosis) veut dire ici clairement, misère, stérilité, humble condition, et non pas sentiment d’humilité.
Mais c’est là une évidence. Comment imaginer que Marie exalte sa propre humilité sans détruire, par le fait même, l’humilité de Marie ? Comment penser que Marie attribue à son humilité le choix de Dieu, sans détruire par là même, la gratuité de ce choix et rendre incompréhensible toute la vie de Marie à partir de son Immaculée Conception elle-même ? Pour souligner l’importance de l’humilité, quelqu’un a imprudemment écrit que Marie « ne s’attribue aucune autre vertu hormis son humilité », comme si, de cette manière, on faisait un grand honneur, et non au contraire, un grand tort, à cette vertu. La vertu d’humilité a un statut tout particulier: on la possède si l’on ne croit pas la posséder, on ne la possède pas si on croit la posséder. Seul Jésus peut se déclarer « humble de cœur » et l’être vraiment; c’est là, le caractère unique et incomparable de l’humilité de l’homme-Dieu.
Marie n’avait-elle donc pas la vertu d’humilité? Bien sûr qu’elle l’avait, et à un degré suprême, mais cela, Dieu seul le savait. C’est cela, précisément, la qualité inégalable de la véritable humilité: son parfum n’est saisi que par Dieu; non par celui dont il émane. L’âme de Marie, libre de toute vraie concupiscence par rapport au péché, devant la situation nouvelle créée par sa divine maternité, s’est placée, aussitôt et spontanément, à son centre de vérité à son néant – et rien ni personne n’a pu la faire sortir de là.
En cela, l’humilité de la Mère de Dieu apparaît comme un prodige unique de la grâce.
Elle a arraché à Luther cet éloge: « Bien que Marie ait accueilli en elle cette grande œuvre de Dieu, elle eut et demeura dans un tel sentiment de soi qu’elle ne s’éleva point au-dessus du moindre des hommes de la terre [...]. C’est ici qu’il faut célébrer l’esprit de Marie, merveilleusement pur, qui, tandis qu’on lui fait un si grand honneur ne se laisse pas soumettre à la tentation, mais comme ne voyant rien, demeure dans le droit chemin » .
La sobriété de Marie est au-dessus de toute comparaison, même parmi les saints. Elle a soutenu la redoutable tension de cette pensée: « Tu es la mère du Messie, la Mère de Dieu ! Tu es celle que toute femme de ton peuple aurait voulu être! ». « Et comment m’est-il donné que vienne à moi la mère de mon Seigneur ? » , s’était écriée Élisabeth, et elle de répondre : « Il a jeté les yeux sur l’abaissement de sa servante! » Elle s’abîma dans son néant et c’est Dieu seul qu’elle « éleva » en disant: « Mon âme exalte le Seigneur. » Le Seigneur, pas la servante. Marie est véritablement le chef-d’œuvre de la grâce divine.
3. Humilité et humiliations
Nous ne devons pas avoir l’illusion d’être arrivés à l’humilité, du seul fait que la Parole de Dieu nous a amenés à découvrir notre néant. Où en sommes-nous en fait d’humilité, nous le voyons lorsque l’initiative passe de nous aux autres, c’est-à-dire lorsque ce n’est plus nous qui reconnaissons nos défauts et nos torts, mais les autres ; lorsque nous sommes capables non seulement de nous dire notre propre vérité, mais aussi, de laisser de bon gré les autres nous la dire. On le voit, autrement dit, dans les remarques, les corrections, les critiques et les humiliations. « Il est souvent utile, -écrit l’auteur de l’Imitation du Christ – pour nous maintenir dans une plus grande humilité, que les autres connaissent nos défauts et qu’ils nous les reprochent » .
Prétendre faire mourir notre orgueil par nos propres armes sans que personne n’intervienne de l’extérieur, c’est comme se servir de notre bras pour nous punir nous-mêmes : nous ne nous ferons jamais bien mal. C’est vouloir pratiquer sur nous-mêmes l’ablation d’une tumeur. Il y a des personnes (et j’en suis sûrement) qui sont capables de dire d’eux-mêmes – et en toute sincérité – tout le mal possible et imaginable ; des personnes qui, au cours d’une liturgie pénitentielle, s’accusent eux-mêmes avec une franchise et un courage admirables, mais dès que quelqu’un autour d’eux semble tant soit peu prendre au sérieux leurs aveux, ou ose dire lui-même une petite partie de ce qu’ils ont dit spontanément, cela provoque des étincelles. Évidemment, il y a encore beaucoup de chemin à parcourir avant d’arriver à la vraie humilité et à l’humble vérité.
Lorsque je cherche à recevoir de la gloire de la part d’un homme pour quelque chose que je dis ou que je fais, il est quasiment certain que ce même homme cherche à recevoir de la gloire de ma part pour ce qu’il dit ou fait en réponse. Il arrive ainsi que chacun cherche sa propre gloire et que personne ne l’obtienne, et si, par hasard, on l’obtient, ce n’est là que « vaine gloire », c’est-à-dire une gloire vide, destinée à se perdre en fumée avec la mort. Mais l’effet en est quand même terrible ; Jésus attribuait à la recherche de sa propre gloire, jusqu’à l’impossibilité même de croire : « Comment pouvez-vous croire – disait-il aux pharisiens – vous qui recevez votre gloire les uns des autres et ne cherchez pas la gloire qui vient du Dieu unique ? » (Jn 5, 44).
Quand nous nous trouvons englués en des pensées et des désirs de gloire humaine, jetons dans la mêlée de semblables pensées, telle une torche ardente, la parole que Jésus lui-même utilisa et qu’il nous a laissée : « Je ne cherche pas ma gloire! » (Jn 8,50). Elle a le pouvoir quasi sacramentel de réaliser ce qu’elle signifie, de dissiper de telles pensées
Celle de l’humilité est une lutte – on le voit – qui dure toute la vie et qui s’étend à tous les aspects de la vie. L’orgueil est capable de se nourrir autant du bien que du mal et donc de survivre à toutes les situations et à tous les « climats ». Et même, à la différence de ce qui arrive pour tous les autres vices, ce n’est pas le mal, mais le bien qui est le terrain préféré de culture de ce terrible « virus ».
« La vanité est si ancrée dans le cœur de l’homme, qu’un soldat, un goujat, un cuisinier, un crocheteur se vante et veut avoir ses admirateurs et les philosophes même en veulent, et ceux qui écrivent contre, veulent avoir la gloire d’avoir bien écrit, et ceux qui lisent veulent avoir la gloire de les avoir lus, et moi qui écris ceci ai peut-être cette envie et peut-être que ceux qui le liront » .
La vaine gloire est capable de transformer en un acte d’orgueil notre propre effort vers l’humilité. Mais avec la grâce, nous pouvons sortir vainqueurs même de cette terrible bataille. Si en effet ton vieil homme arrive à transformer en actes d’orgueil tes actes d’humilité eux-mêmes, toi, avec la grâce, transforme en actes d’humilité tes propres actes d’orgueil en les reconnaissant comme tels. En reconnaissant humblement que tu es un rien orgueilleux. Ainsi, Dieu est glorifié même par notre orgueil.
Dans cette bataille Dieu vient habituellement au secours des siens par un remède combien efficace et singulier: « Et ces révélations dont il s’agit sont tellement extraordinaires – écrit saint Paul – que, pour m’empêcher de me surestimer, j’ai reçu dans ma chair une écharde, un envoyé de Satan qui est là pour me gifler, pour empêcher que je me surestime » (2 Cor 12, 7). Pour que l’homme « ne s’élève pas dans ses pensées orgueilleuses », Dieu le fixe au sol par une sorte d’ancre ; il lui met des « poids aux côtés » (Ps 66, 11).
Nous ne savons pas ce qu’était exactement cette « écharde en la chair » et cet « ange de Satan » pour Paul, mais nous savons bien ce que c’est pour chacun de nous ! Tous ceux qui veulent suivre le Seigneur et servir l’Église l’expérimente. Ce sont des situations humiliantes par lesquelles nous sommes ramenés constamment, parfois nuit et jour, à la dure réalité de ce que nous sommes. Ce peut être un défaut, une maladie, une faiblesse, une inaptitude, que le Seigneur nous laisse, malgré toutes nos prières. Une tentation persistante et humiliante, peut-être justement une tentation d’orgueil! Une personne avec laquelle on est obligé de vivre et qui, malgré la droiture d’intention d’un côté comme de l’autre, est une véritable écharde dans la chair et a le pouvoir de mettre à nu notre fragilité, de démolir notre présomption.
Parfois il s’agit de choses encore plus lourdes : des situations, où le serviteur de Dieu est contraint d’assister impuissant à l’échec de tous ses efforts (1 Pt 5, 6) et à faire face à des circonstances beaucoup trop grandes pour lui, qui lui font toucher du doigt sa nullité face au pouvoir du mal et des ténèbres. C’est alors surtout qu’il apprend ce que cela veut dire « s’humilier sous la main puissante de Dieu » (1 P 5,6).
L’humilité n’est pas seulement importante pour le progrès personnel sur le chemin de la sainteté; elle est essentielle aussi pour le bon fonctionnement de la vie communautaire, pour l’édification de l’Eglise. Pour moi l’humilité est l’isolant dans la vie de l’Église. L’isolant est très important et vital pour les progrès dans le domaine de l’électricité. Plus la tension est élevée, plus le courant électrique qui traverse un fil est puissant, plus l’isolant doit être résistant pour empêcher le courant de se décharger dans le sol ou de provoquer des courts-circuits. Aux progrès dans le domaine de l’électricité doivent correspondre des progrès similaires dans la technique d’isolation. L’humilité est, dans la vie spirituelle, le grand isolant qui permet au courant divin de la grâce d’investir une personne sans la dissiper, ou pire, provoquer des flammes d’orgueil et de rivalité.
Concluons par les paroles d’un psaume qui nous permet de transformer en prière l’exhortation que l’Apôtre nous a adressé par son enseignement sur l’humilité:
Seigneur, je n’ai pas le cœur fier
ni le regard ambitieux;
je ne poursuis ni grands desseins
ni merveilles qui me dépassent.
Non, mais je tiens mon âme égale et silencieuse;
mon âme est en moi comme un enfant,
comme un petit enfant contre sa mère.
(Ps 130).
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Traduit en Français par les Frères Mineurs Capucins de Lourdes
1.St. Térèse d’Avila, Château Intérieur, VI , chap. 10.
2.Il libro della Beata Angela da Foligno, ed. critique par L. Thier et A. Calufetti, Quaracchi 1985, p. 734.
3.Apophtegmata Patrum, 7 (PG 65, 77).
4.Martin Luther, Commentaire au Magnificat, ed. Weimar, vol. 7, p. 555 s.
5.Imitation du Christ, II, 2.
6.Blaise Pascal, Pensées, n. 150 Br.