Le paysan aveugle
Nous allions tout doucement avec l’aveugle, nous ne faisions guère que dix à
quinze verstes par jour, et tout le reste du temps, nous nous tenions assis dans les endroits isolés et nous lisions la Philocalie. Je lui lus tout ce qui se rapportait à la prière du cœur, en suivant l’ordre indiqué par mon starets, c’est-à-dire en commençant par les livres de Nicéphore le Moine, de Grégoire le Sinaïte, et ainsi de suite. Quelle attention et quelle ardeur il mettait à écouter tout cela ! Comme il en était heureux et ému ! Ensuite, il commença à me poser de telles questions sur la prière que mon esprit ne suffisait pas pour les résoudre.Après avoir écouté ma lecture, l’aveugle me demanda de lui enseigner un moyen pratique de trouver son cœur par l’esprit, d’y introduire le nom divin de Jésus-Christ et de prier ainsi intérieurement par le cœur.
Je lui dis :Sans doute, tu ne vois rien, mais par l’intelligence tu peux te représenter ce que tu as vu jadis, un homme, un objet ou un de tes membres, ton bras ou ta jambe ; peux-tu te l’imaginer aussi nettement que si tu le regardais et peux-tu, bien qu’aveugle, diriger vers lui ton regard ?
Je le puis, répondit l’aveugle.
Alors représente-toi ainsi ton cœur, tourne tes yeux comme si tu le regardais à travers ta poitrine, et écoute de toutes tes oreilles comment il bat coup après coup. Quand tu te seras fait à cela, efforce-toi d’ajuster à chaque battement de ton cœur, sans le perdre de vue, les paroles de la prière. C’est-à-dire avec le premier battement dis ou pense Seigneur, avec le second Jésus, avec le troisième Christ, avec le quatrième ayez pitié, avec le cinquième de moi, et répète souvent cet exercice. Cela te sera facile, car tu es déjà préparé à la prière du cœur. Puis, quand tu seras habitué à cette activité, commence à introduire dans ton cœur la prière de Jésus et à l’en faire sortir en même temps que la respiration, c’est-à-dire en inspirant l’air, dis ou pense :
Seigneur Jésus-Christ, et en l’expirant : Ayez pitié de moi !
Si tu agis ainsi assez fréquemment, et assez longtemps, tu éprouveras bientôt une légère douleur au cœur, puis peu à peu il y naîtra une chaleur bienfaisante. Avec l’aide de Dieu, tu parviendras ainsi à l’action constante de la prière à l’intérieur du cœur. Mais surtout garde-toi de toutes représentations, de toutes images naissant dans ton esprit pendant que tu pries. Repousse toutes les imaginations ; car les Pères nous ordonnent, afin de ne pas tomber dans l’illusion, de garder l’esprit vide de toutes formes pendant la prière.
L’aveugle, qui m’avait écouté avec attention, s’exerça avec zèle selon ce que je lui avais dit et, la nuit, à l’étape, il y passait de longs moments. Au bout de cinq jours, il sentit dans le cœur une forte chaleur, et un bonheur indicible ; en outre, il avait grand désir de se livrer sans cesse à la prière, qui lui révélait l’amour qu’il avait pour JésusChrist. Parfois, il voyait une lumière, mais sans qu’aucun objet apparût ; quand il entrait dans son cœur, il lui semblait y voir jaillir la flamme brillante d’un grand cierge qui, s’échappant au dehors, l’illuminait tout entier ; et cette flamme lui permettait même de voir des objets éloignés, comme il arriva une fois.Nous traversions une forêt, il était plongé, silencieux, dans la prière. Soudain, il me dit :
Quel malheur ! l’église brûle et le clocher vient de s’effondrer.Cesse d’évoquer ces images vides, lui dis-je, c’est une tentation. Il faut repousser au plus vite toute rêverie. Comment voir ce qui se passe à la ville ? Elle est encore à douze verstes.Il m’obéit et, se remettant à prier, il se tut. Vers le soir, nous arrivâmes à la ville et je vis effectivement plusieurs maisons incendiées et un clocher écroulé il était bâti sur des pieux de bois ; tout autour les gens discutaient et admiraient qu’en tombant le clocher n’eût écrasé personne. A ce que je comprenais, le malheur s’était produit au moment où l’aveugle parlait dans la forêt.
Au même instant, je l’entendis qui disait: D’après toi, ma vision était vaine et pourtant il en est bien ainsi. Comment ne pas remercier et aimer le Seigneur Jésus-Christ qui révèle sa grâce aux pécheurs, aux aveugles et aux insensés ! Merci aussi à toi, qui m’as enseigné l’activité du cœur !Je lui répondiPour aimer Jésus-Christ, aime-le, et, pour le remercier, remercie-le ; mais prendre des visions quelconques pour des révélations directes de la grâce, garde-t-en bien, car cela se produit souvent naturellement selon l’ordre des choses. L’âme humaine n’est pas entièrement liée à la matière. Elle peut voir dans l’obscurité, et les objets lointains aussi bien que les proches. Mais nous n’entretenons pas cette faculté de l’âme, nous l’accablons du poids de notre corps épais ou de la confusion de nos pensées distraites et légères. Lorsque nous nous concentrons en nous-mêmes, que nous nous abstrayons de tout ce qui nous entoure et que nous aiguisons notre esprit, alors, l’âme revient complètement à elle-même, elle agit avec toute sa puissance, et c’est là une action naturelle. Mon défunt starets m’a dit que non seulement les hommes de prière, mais des malades ou des gens spécialement doués, lorsqu’ils se trouvent dans une chambre obscure, voient la lumière qui se dégage de chaque objet, sentent la présence de leur double et pénètrent les pensées d’autrui. Mais les effets directs de la grâce de Dieu, pendant la prière du cœur, sont tellement délicieux qu’aucune langue ne peut les décrire : il est impossible de les comparer à rien de matériel ; le monde sensible est bas, comparé aux sensations que la grâce éveille dans le cœur.
Mon aveugle écouta ces paroles avec attention et devint encore plus humble ; la prière se développait sans cesse dans son cœur et le réjouissait indiciblement. Mon âme en était heureuse et je remerciais le Seigneur qui m’a fait connaître une telle piété chez un de ses serviteurs.Enfin, nous atteignîmes Tobolsk ; je le menai à l’hospice, et, après lui avoir dit affectueusement adieu, je repris ma route solitaire.
Pendant un mois, j’allai doucement et je sentais combien les exemples vivants
sont utiles et bienfaisants. Je lisais souvent la Philocalie et j’y vérifiais tout ce que j’avais dit à l’aveugle. Son exemple enflammait mon zèle, mon dévouement et mon amour pour le Seigneur. La prière du cœur me rendait si heureux que je ne pensais pas qu’on pût l’être plus sur terre, et je me demandais comment les délices du royaume des deux pouvaient être plus grands que ceux-là. Ce bonheur n’illuminait pas seulement l’intérieur de mon âme ; le monde extérieur aussi m’apparaissait sous un aspect ravissant, tout m’appelait à aimer et à louer Dieu ; les hommes, les arbres, les plantes, les bêtes, tout m’était comme familier, et partout je trouvais l’image du nom de Jésus-Christ.Parfois, je me sentais si léger que je croyais n’avoir plus de corps et flotter doucement dans l’air ; parfois, je rentrais entièrement en moi-même. Je voyais clairement mon intérieur et j’admirais l’édifice admirable du corps humain ; parfois, je sentais une joie aussi grande que si j’étais devenu roi, et au milieu de toutes ces consolations, je souhaitais que Dieu me permît de mourir au plus tôt et de faire déborder ma reconnaissance à Ses pieds, dans le monde des esprits.
Sans doute, je pris trop plaisir à ces sensations, ou bien peut-être Dieu en décidat-il ainsi, mais au bout de quelque temps, je sentis dans mon cœur une sorte de crainte et un tremblement. Ne serait-ce pas, me dis-je, un nouveau malheur ou une tribulation comme celle que j’ai endurée pour cette fille à qui j’avais enseigné la prière de Jésus dans la chapelle ?Les pensées m’accablaient comme les nuages et je me rappelai les paroles du bienheureux Jean de Karpathos, qui dit que le maître est souvent livré au déshonneur et supporte tentations et tribulations pour ceux qu’il a aidés spirituellement. Après avoir lutté contre ces pensées,je me plongeai dans la prière qui les fit complètement disparaître. Je me sentis plus fort et me dis : Que la volonté de Dieu soit faite ! Je suis prêt à supporter tout ce que Jésus-Christ m’enverra, pour expier mon endurcissement et mon orgueil. D’ailleurs, ceux à qui j’ai révélé récemment le mystère de la prière intérieure y avaient été préparés par l’action mystérieuse de Dieu avant de me rencontrer. Cette pensée me calma tout à fait et je marchais dans la prière et dans la joie, plus heureux qu’auparavant. Pendant deux jours, le temps demeura à la pluie et la route était si boueuse qu’on ne pouvait se sortir des fondrières ; je passai par la steppe et, pendant quinze verstes, je ne trouvai pas un lieu habité ; enfin, vers le soir, j’aperçus une auberge au bord de la route, je me réjouis en pensant que je pourrais au moins m’y reposer et y passer la nuit. Et, demain matin, à Dieu-vat ; peut-être que le temps sera meilleur.