Premier récit
Par la grâce de Dieu je suis homme et chrétien, par actions grand pécheur, par état pèlerin sans abri, de la plus basse condition, toujours errant de lieu en lieu. Pour avoir, j’ai sur le dos un sac avec du pain sec, dans ma blouse la sainte Bible et c’est tout. Le vingt-quatrième dimanche après la Trinité, j’entrai à l’église pour y prier pendant l’office ; on lisait l’Épître de l’Apôtre aux Thessaloniciens, au passage dans lequel il est dit : Priez sans cesse. Cette parole pénétra profondément dans mon esprit et je me demandai comment il est possible de prier sans cesse alors que chacun doit s’occuper à de nombreux travaux pour subvenir à sa propre vie.
Le pèlerin est attaqué par des brigands
Sans doute à cause des péchés de mon âme endurcie, ou pour le progrès de ma vie spirituelle, les tentations apparurent à la fin de l’été. Voici comment : un soir que j’avais débouché sur la grand’route, je rencontrai deux hommes qui avaient des têtes de soldats ; ils me demandèrent de l’argent. Quand je leur dis que je n’avais pas un sou, ils ne voulurent pas me croire et crièrent brutalement : Tu mens ! Les pèlerins ramassent beaucoup d’argent ! L’un des deux ajouta : Inutile de parler longtemps avec lui ! et il me frappa à la tête avec son gourdin ; je tombai sans connaissance. Je ne sais si je restai longtemps ainsi, mais lorsque je revins à moi, je vis que j’étais dans la forêt près de la route ; j’étais tout déchiré et mon sac avait disparu ; il n’y avait plus que les bouts des ficelles par lesquelles il tenait. Dieu merci, ils n’avaient pas emporté mon passeport que je gardais dans ma vieille toque pour pouvoir le montrer rapidement quand c’était nécessaire. M’étant mis debout, je pleurai amèrement non tant à cause de la douleur que pour mes livres, ma Bible et ma Philocalie, qui étaient dans le sac volé. Toute la journée, toute la nuit, je m’affligeai et je pleurai.
Où est ma Bible que je lisais depuis que j’étais petit et
que j’avais toujours avec moi ? Où est ma Philocalie
de laquelle je tirais enseignement et consolation ?
Malheureux, j’ai perdu l’unique trésor de ma vie, sans avoir pu m’en
rassasier. Il aurait mieux valu mourir que de vivre ainsi sans nourriture spirituelle. Jamais je ne pourrai les racheter.Deux jours durant, je pus à peine marcher tant j’étais affligé ; le troisième jour, je tombai à bout de forces près d’un buisson et m’endormis. Voilà qu’en songe, je me vois à la solitude, dans la cellule de mon starets et je lui pleure mon chagrin. Le starets, après m’avoir consolé, me dit : Que ce te soit une leçon de détachement des choses terrestres pour aller plus librement vers le ciel. Cette épreuve t’a été envoyée pour que tu ne tombes pas dans la volupté spirituelle. Dieu veut que le chrétien renonce à sa volonté propre et à tout attachement pour elle, afin de se remettre entièrement à la volonté divine. Tout ce qu’il fait est pour le bien et le salut de l’homme. Il veut que tous soient sauvés.
Aussi reprends courage et crois qu’avec la tentation, le Seigneur prépare aussi
l’heureuse issue. Bientôt tu recevras une consolation plus grande que toute ta
peine. A ces mots, je me réveillai, je sentis dans mon corps des forces fraîches, et dans mon âme comme une aurore et un calme nouveau. Que la volonté du Seigneur soit faite ! dis-je. Je me levai, me signai et partis. La prière agissait de nouveau dans mon cœur comme auparavant et pendant trois jours je cheminai tranquillement. Soudain, je rencontre sur la route une troupe de forçats, qu’on menait sous escorte. En arrivant à leur niveau, j’aperçus les deux hommes qui m’avaient dépouillé et, comme ils marchaient au bord de la colonne, je me jetai à leurs pieds et les suppliai de me dire où étaient mes livres. Ils firent d’abord semblant de ne pas me reconnaître, puis l’un d’eux me dit :Si tu nous donnes quelque chose, nous te dirons où sont tes livres. Il nous faut un rouble d’argent. Je jurai que je le leur donnerais, absolument, dussé-je mendier pour cela. Tenez, si vous voulez, prenez mon passeport en gage.
Ils me dirent que mes livres se trouvaient dans les voitures avec d’autres objets volés qu’on leur avait retirés.
Comment puis-je les obtenir ?
Demande au capitaine de l’escorte. Je courus au capitaine et lui expliquai la chose en détail. Dans la conversation, il me demanda si je savais lire la Bible. Non seulement je sais lire, dis-je, mais aussi écrire ; vous verrez sur la Bible une inscription qui montre qu’elle m’appartient ; et voici sur mon passeport mon nom et mon prénom. Le capitaine me dit : Ces brigands sont des déserteurs, ils vivaient dans une cabane et détroussaient les passants. Un cocher adroit les a arrêtés hier, alors qu’ils voulaient lui enlever sa troïka. Je ne demande pas mieux que de te remettre tes livres, s’ils sont là : mais il faut que tu viennes avec nous jusqu’à l’étape ; c’est à quatre verstes seulement et je ne peux arrêter tout le convoi à cause de toi. Je marchais tout joyeux à côté du cheval du capitaine et bavardais avec lui. Je vis que c’était un homme honnête et bon et qui n’était déjà plus jeune. Il me demanda qui j’étais, d’où je venais et où j’allais.
Je lui répondis en toute vérité ; et ainsi nous atteignîmes la maison d’étape. Il alla chercher mes livres, et me les remit en disant : Où veux-tu donc aller maintenant ? Il fait déjà nuit. Tu n’as qu’à rester avec moi. Je restai. J’étais si heureux d’avoir retrouvé mes livres que je ne savais comment remercier Dieu ; je les serrais contre mon cœur jusqu’à en avoir des crampes dans les bras. Des larmes de bonheur me coulaient des yeux, et mon cœur battait d’une joie délicieuse. Le capitaine dit en me regardant : On voit que tu aimes lire la Bible. Dans ma joie, je ne pus répondre un mot. Je ne faisais que pleurer. Il continua : Moi-même, frère, je lis chaque jour avec soin l’Évangile. Là-dessus, entr’ouvrant son uniforme, il en tira un petit Évangile de Kiev avec une couverture en argent. Assieds-toi et je te raconterai comment j’ai pris cette habitude. Holà ! qu’on nous serve à souper !