coeurtendre Admin
Nombre de messages : 13248 Age : 67 Localisation : Trois-Rivières Réputation : 1 Date d'inscription : 16/02/2007
| Sujet: Pèlerin Russe/19/La maison de poste/ Jeu 21 Oct - 12:58 | |
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(La maison de poste)
En approchant, j’aperçus un vieillard vêtu d’un manteau de soldat ; il était assis sur le talus devant l’auberge et avait l’air ivre. Je le saluai et dis :Puis-je demander à quelqu’un l’autorisation de passer la nuit ici ? Qui peut te laisser entrer, sinon moi ? cria le vieux ; je suis le chef ici ! Je suis maître de poste et c’est ici le relais. Eh bien, permettez-moi, mon père, de passer la nuit chez vous ! Mais, as-tu seulement un passeport ? Montre tes papiers !Je lui donnai mon passeport et, tout en l’ayant en mains, le voilà qui se met à crier :
(((( Où est ton passeport ? ))))
Vous l’avez dans les mains, répondis-je. Eh bien, entrons dans la maison. Le maître de poste mit ses lunettes, regarda mon passeport et dit : – Tout ça m’a l’air en règle, tu peux rester ici ; tu vois, je suis un brave homme ; tiens, je vais t’apporter un petit verre. Je ne bois jamais, répondis-je.Oh, ça ne fait rien ! Eh bien, soupe au moins avec nous.Il s’assit à table avec la cuisinière, une jeune femme qui avait pas mal bu, elle aussi, et je m’installai avec eux. Pendant tout le repas, ils ne cessèrent de se disputer ou de se faire des reproches et, à la fin, éclata une véritable querelle. Le maître s’en alla dormir dans la chambre aux provisions, et la cuisinière resta à laver les bols et les cuillers, tout en pestant contre son vieux.J’étais assis et, voyant qu’elle n’était pas près de se calmer, je lui dis : Où pourrais-je dormir, ma petite mère ? Je suis très fatigué de la route.Voilà, je vais t’arranger un lit, petit père.Elle installa un banc près de celui qui était fixé sous la fenêtre de devant et y étendit une couverture de feutre avec un oreiller. Je m’allongeai et fermai les yeux, faisant semblant de dormir. Longtemps encore, la cuisinière s’agita, à travers la chambre ; enfin, elle acheva son ménage, éteignit la lumière et s’approcha de moi.
Brusquement, toute la fenêtre qui se trouvait à l’angle de la façade s’écroula dans un bruit effrayant, le cadre, les vitres, les montants, tout vola en éclats ; en même temps, on entendait dehors des gémissements, des cris et un bruit de lutte. La femme, terrifiée, se sauva au milieu de la pièce et s’écroula par terre. Je sautai de mon banc, croyant que la terre s’ouvrait sous moi. Soudain, je vis deux postillons qui amenaient dans l’izba un homme tout couvert de sang, on ne voyait même pas son visage. Cela augmenta encore mon angoisse. C’était un courrier d’État qui devait changer là ses chevaux. Le postillon avait mal pris le tournant pour entrer et le timon avait enfoncé la fenêtre ; mais, comme il y avait un fossé devant l’izba, la voiture avait versé et le courrier s’était blessé la tête sur un pieu pointu qui étayait le talus. Le courrier demanda de l’eau et de l’alcool pour laver sa blessure. Il l’humecta d’eau-de-vie, puis il en but un verre et cria : – Des chevaux !Je m’approchai de lui et dis :Comment pourrez-vous voyager avec une pareille blessure, petit père ?Un courrier n’a pas le temps d’être malade, répondit-il, et il disparut. Les postillons traînèrent la femme dans un coin près du poêle et la couvrirent d’une natte en disant : – C’est la peur qui lui a fait ça. Quant au maître de poste, il se versa un petit verre et repartit dormir. Je restai seul.Bientôt la femme se leva et se mit à marcher d’un coin à l’autre, comme une somnambule ; à la fin elle sortit de la maison. Je fis une prière et, me sentant tout faible, je m’endormis un peu avant l’aurore.
Au matin, je dis adieu au maître de poste et, en marchant sur la route, j’élevais ma prière avec foi, espérance et reconnaissance vers le Père des miséricordes et de toute consolation, qui avait écarté de moi un malheur imminent.Six ans après cet événement, passant près d’un couvent de femmes, j’entrai à l’église pour prier. L’abbesse me reçut aimablement chez elle après l’office et me fit servir du thé. Soudain, on annonça des hôtes de passage ; elle alla à leur rencontre et me laissa avec les nonnes qui la servaient. En voyant l’une d’elles verser humblement le thé, j’eus la curiosité de demander :Y a-t-il longtemps, ma mère, que vous êtes dans ce couvent ?Cinq ans, répondit-elle ; quand on m’a amenée ici, je n’avais plus ma tête à moi, mais Dieu a eu pitié de moi. La mère abbesse m’a prise auprès d’elle dans sa cellule et m’a fait prononcer les vœux.
Et comment aviez-vous perdu l’esprit ? demandai-je.D’épouvante. Je travaillais dans une maison de poste. Une nuit, pendant que je dormais, des chevaux démolirent une fenêtre et, de terreur, je devins folle. Pendant toute une année, mes parents m’ont menée par les lieux saints. Eh bien, c’est ici seulement que j’ai été guérie.A ces mots, je me réjouis dans mon âme et je glorifiai Dieu dont la sagesse fait tout tourner à notre profit.
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