ANALYSE. – Il est nécessaire de juger la terre, c'est-à-dire les hommes qui l'habitent. Or il y a deux sortes de juges. Il y a premièrement chacun de nous, car chacun est obligé de se juger. D'après le prophète interprété par l'Apôtre, nous devons sentir que nous avons besoin du secours de Dieu, et estimer que sans la grâce nous n'aurions pas même bonne volonté. Voilà comment chacun doit se juger. - Il y a une autre espèce de juges, ce sont tous les hommes qui ont reçu dans la société une autorité quelconque. Or dans le procès de la femme adultère Jésus-Christ leur apprend à se juger eux-mêmes très-sérieusement: c'est leur premier devoir. Ils doivent ensuite juger les autres comme ils se jugent, ne juger que par charité. Enfin quand ils sévissent il faut que ce soit comme le bon père qui témoigne à son fils une véritable tendresse en travaillant à le délivrer de ses défauts.
1. Juger la terre, c'est dompter le corps. Ecoutons l'Apôtre juger la terre: «Je combats, dit-il, non comme frappant l'air; mais je châtie mon corps et le réduis en servitude, de peur qu'après a voir prêché aux, autres, je ne sois réprouvé moi-même (3)» Écoute donc, ô terre, un juge de la terre, et pour ne pas être terre, juge, la toi-même. Car en la jugeant tu deviendras ciel et tu publieras la gloire du Seigneur éclatant en toi-même, puisque les cieux publient la gloire de Dieu (4). Mais en ne jugeant pas la terre, tu seras terre, et si tu es terre, tu seras l'héritage de celui à qui il a été dit; «Tu mangeras la terre (5).» Écoutez donc, juges de la terre: châtiez votre corps, comprimez vos passions, aimez la sagesse, domptez la concupiscence, et pour le faire instruisez-vous.
1. Ce discours fut prononcé le six des calendes de Juin, 25 mai, à la Table de S. Cyprien, à Carthage. On appelait Table de S. Cyprien le lieu où il avait consommé son immolation. -
2. Or voici le résumé de ce que vous devez savoir: «Servez le Seigneur avec crainte et réjouissez-vous en lui avec tremblement.» En lui, non en toi; en lui, à qui tu dois d'être, et d'être homme et d'être juste, si néanmoins tu es juste.
Estimerais-tu que tu lui doives d'être homme, et à toi d'être juste? Dans ce cas tu ne sers point Dieu avec crainte, tu ne te réjouis pas en lui avec tremblement, mais en toi avec présomption. Et que t'adviendra-t-il, sinon ce qui suit? «De peur que le Seigneur ne s'irrite et que vous ne vous égariez, dit-il, de la voie juste.» Il ne dit pas: De peur que le Seigneur ne s'irrite et que vous n'entriez point dans la voie juste; mais que vous ne vous égariez de la voie juste. Déjà tu te crois juste, parce que tu ne commets ni larcin, ni adultère, ni homicide, ni faux témoignage contre ton prochain; parce que tu honores ton père et ta mère; parce que tu n'adores que Dieu sans obéir aux idoles et aux démons: tu sortiras de cette voie si tu as la présomption de t'attribuer ces mérites. Les infidèles n'entrent point dans la voie juste, les orgueilleux s'en écartent.
Qu'est-il dit en effet? «Instruisez-vous, vous tous qui jugez la terre.» Mais gardez-vous de vous attribuer, de considérer comme venant de vous-mêmes cette autorité et cette puissance qui vous permet de juger la terre; prenez-y garde «Servez Dieu avec crainte; réjouissez-vous,» non en vous avec présomption, mais «en lui avec tremblement; dans la crainte que le Seigneur ne s'irrite et que vous ne vous écartiez de la voie juste, lorsque soudain éclatera sa colère.» Que faut-il donc faire pour ne nous écarter pas de cette voie? «Heureux tous ceux qui mettent en lui leur confiance (1)!» Si l'on est heureux en mettant en lui sa confiance, c'est être malheureux que de se confier en soi-même. Aussi bien «Maudit soit tout homme qui met dans l'homme son espoir (2)!» Tu ne dois donc pas le mettre non plus en toi, puisque tu es homme. Le mettre dans un autre, ce serait une humilité désordonnée; en toi-même, un dangereux orgueil. Qu'importe? L'un et l'autre parti est nuisible, il ne faut choisir ni l'un ni l'autre. L'humilité désordonnée ne se relève point; l'orgueil dangereux tombe.
3. Pour mieux faire comprendre à votre sainteté que cette confiance en soi-même trouve sa condamnation et sa mort dans ces paroles: Servez le Seigneur avec crainte et réjouissez-vous en lui avec tremblement,» écoutez l'Apôtre; il les cite et il en explique le sens. Voici ses expressions: «Opérez votre propre salut
avec crainte et tremblement.» Mais pourquoi opérer mon salut avec crainte et tremblement, s'il est en mon pouvoir de l'opérer? Veux-tu savoir le motif de cette crainte et de ce tremblement? «Parce que c'est Dieu qui opère en vous.» Ainsi il faut la crainte et le tremblement, parce que l'orgueil perd ce qu'obtient l'humilité.
Mais si c'est Dieu qui opère en nous, pourquoi est-il dit: Opérez votre salut? Parce qu'en opérant en nous il fait que nous opérons nous-mêmes. «Soyez mon aide (1).» Appeler un aide, c'est dire que l'on travaille. - Au moins la bonne volonté est à moi - Je l'avoue, elle est à toi. Mais elle-même, qui te l'a donnée? Qui l'a excitée en toi? Laisse-moi, interroge l'Apôtre: «C'est Dieu, dit-il, qui opère en vous et le vouloir et le faire selon sa bonne volonté (2).» Que voulais-tu donc t'arroger? Pourquoi marchais-tu en orgueilleux et t'égarais-tu? Rentre en ton coeur, vois que tu es mauvais, et pour devenir bon, invoque Celui qui l'est. Rien en toi ne plaît à Dieu que ce que tu as reçu de Lui; ce qui vient de toi lui déplait. Si tu songes à tes bonnes qualités, eh! Qu’as-tu que tu ne l'aies reçu? Et si tu l'as reçu, pourquoi te glorifier comme si tu ne l'avais point reçu (3)? Il n'y a que Dieu qui ne sache que donner. Nul ne lui donne, parce que nul n'est meilleur que lui. Si tu lui es inférieur, ou plutôt parce que tu lui es inférieur, réjouis-toi d'être, fait à son image, et tu te retrouveras en lui, après t'être perdu en toi. En toi tu n'as pu que te perdre, et tu ne saurais te retrouver si tu n'es recherché par Celui qui t'a fait.
4. Adressons aussi la parole à ceux qui jugent la terre dans le sens connu et populaire du mot. Les rois, les gouverneurs, les princes et les juges proprement dits, jugent la terre; chacun d'eux la juge d'après les fonctions qu'il y a reçues. Or que signifie juger la terre, sinon juger les hommes qui l'habitent? Si par la terre tu n'entendais ici que celle que nous foulons, c'est aux cultivateurs qu'il aurait été dit: «Vous qui jugez la terre.» Mais si ce sont les rois et ceux qu'ils délèguent qui jugent la terre, qu'ils s'instruisent eux-mêmes. Ici encore la terre juge la terre, et doit craindre celui qui la juge au ciel. Car elle juge un égal, l'homme juge un homme, le mortel un mortel, le pécheur un pécheur. Et si cette divine sentence venait à se faire entendre tout-à-coup: «Que celui qui est sans péché jette le premier
Une pierre contre elle,» quiconque juge la terre ne tremblerait-il pas Rappelons ce trait de l'Évangile.
Les Pharisiens, pour tenter le Seigneur, amenèrent devant lui une femme surprise en adultère. Contre ce péché une peine avait été décrétée, par la Loi, je veux dire par la loi de Moïse, le serviteur de Dieu (1). Voici donc quel était le dessein perfide et trompeur des Pharisiens en s'approchant du Seigneur. Si Jésus commandait de lapider cette femme convaincue, il perdrait sa réputation de douceur, et s'il défendait d'appliquer le châtiment ordonné par la Loi, il serait convaincu d'avoir péché contre la Loi.
Mais qu'arriva-t-il? Lorsqu'ils demandèrent s'il fallait payer le tribut à César, ils furent pris dans leurs propres paroles. Car le Sauveur leur demanda de son côté à qui appartenait la monnaie, de qui elle portait l'imagé et le nom; et ils répondirent que c'était de César. «Rendez donc à César ce qui est à César, conclut-il d'après leur aveu, et à Dieu ce qui est à Dieu (2).» Ainsi nous avertissait-il que l'homme doit rendre à Dieu l'image de Dieu qu'il porte en lui-même, comme en payant le tribut on rend à César sa propre image. Il interrogea de la même manière ceux qui le questionnaient à propos de la femme adultère, et il jugea ses juges. Je n'empêche pas, dit-il, de lapider cette femme, conformément à la Loi; mais qui le fera? Je ne résiste pas à la Loi, je cherche un ministre qui l'applique. Enfin, écoutez: Vous voulez lapider comme la Loi le prescrit? «Que celui qui est sans péché jette le premier une pierre contre elle.»
5. En entendant les Pharisiens, il écrivait sur la terre pour instruire la terre; et en leur parlant comme il fit, il releva les yeux, regarda la terre et la fit trembler. Il se remit ensuite à écrire sur la terre, et eux, confus et tremblants, se retirèrent l'un après l'autre. Quel tremblement! Il a fait changer de place à la terre!
Donc, pendant que les accusateurs s'éloignaient, le Sauveur resta seul avec la pécheresse; c'était le Médecin avec la malade, la miséricorde avec la misère. Regardant alors cette femme: «Personne, dit-il, ne t'a condamnée? - Non, répondit-elle.» Mais elle était inquiète. Les pécheurs, n'avaient pas osé la condamner, ils n'avaient pas osé lapider cette pécheresse, parce qu'en se considérant eux-mêmes ils ne s'étaient pas trouvés moins coupables. Cependant elle courut encore un grand danger, car elle avait pour juge Celui
qui était sans péché. «Personne, lui dit-il, ne t'a condamné? - Personne, Seigneur,» et si vous ne me condamnez pas non plus, je suis tranquille. Et pour la calmer aussitôt, «Non, reprit le Seigneur, je ne te condamnerai pas non plus (1).» Ni moi, quoique je sois sans péché, je ne te condamnerai pas. La voix de la conscience a forcé tes accusateurs à renoncer à te punir: le cri de la miséricorde m'inspire de venir à ton secours.
6. Retenez cela et «instruisez-vous, vous tous qui jugez la terre.» Tous, car il faut entendre cette expression dans le même sens que ce passage de l'Apôtre: «Que toute âme, dit-il, soit soumise aux puissances supérieures, car il n'y a point de puissance qui ne vienne de Dieu, et celles qui sont, ont été établies de Dieu. Résister à la puissance, c'est donc résister à l'ordre de Dieu; car les princes ne sont pas à craindre pour les bonnes oeuvres, mais pour les mauvaises. Veux-tu ne pas craindre la puissance? Fais-le bien, et elle servira à ta gloire (2).» Et si elle ne te loue pas elle-même, elle servira encore à ta gloire. En effet, ou tu fais le bien, et une puissance juste te louera; ou bien si malgré ta justice une puissance injuste te condamne, le Dieu juste te couronnera. Par conséquent, tiens ferme à la justice, fais le bien, et condamné ou absous par elle, elle servira à ta gloire.
Heureux celui dont le sang a été ici répandu! La puissance qui a semblé le juger n'a-t-elle point servi à sa gloire, avant et après sa condamnation? Il fit sa profession, demeura ferme dans la foi, ne craignit point la mort, versa son sang et vainquit le démon (3).
7. Afin donc de n'être pas des puissances d'iniquité, vous tous qui voulez avoir autorité sur les hommes, instruisez-vous pour ne pas mal juger et pour ne pas perdre la vie de l'âme avant même de faire perdre à qui que ce soit la vie du corps. Tes mérites ne suffisant pas, tu veux devenir juge à prix d'argent: je ne t'en blâme pas encore. Tu veux peut-être te rendre utile au publie et tu en achètes le pouvoir; peut-être est-ce pour servir la justice que tu ne ménages point ton argent. Sois d'abord juge pour toi-même, juge-toi toi-même, afin que tu puisses t'occuper d'autrui avec la conscience tranquille. Rentre en toi-même, regarde-toi, examine-toi, écoute-toi. Je veux voir ton intégrité de juge là où tu ne demandes point de témoin. Tu veux te montrer en public avec l'appareil de la puissance afin
3. Le martyr Saint- Cyprien.
que l'on te dise, d'un homme que tu ne connais pas: Juge-le d'abord en toi-même. Mais ta conscience ne te dit-elle rien? Si tu veux être sincère, elle t'a parlé. Je ne demande pas à savoir ce qu'elle a dit: à toi d'en juger. Elle t'a dit ce que tu as fait, ce que tu as reçu, en quoi tu as péché. Quelle sentence as-tu prononcée? Je voudrais le savoir. Si tu as bien écouté, si tu as écouté avec droiture, si en t'écoutant tu t'es montré juste, si tu es monté sur le tribunal de ta conscience, si tu t'es placé toi-même devant toi-même sur le chevalet intérieur, si tu as pris pour bourreaux des craintes sérieuses, oui, tu t'es bien écouté si tu as fait ainsi, et nul doute que dans ton repentir tu ne te sois infligé la punition de tes fautes. Ainsi tu t'es examiné, tu t'es écouté et tu t'es châtié; cependant tu t'es pardonné. C'est ainsi que tu dois écouter le prochain si tu veux être fidèle à ce que dit le Psaume; «Instruisez-vous, vous tous qui jugez la terre.»
8. Si tu juges ainsi le prochain comme tu te juges toi-même, tu en veux au péché, non au pécheur; et s'il arrive que tu aies affaire à un opiniâtre qui ne craigne point Dieu, c'est à cette opiniâtreté même que tu en voudras, c'est elle que tu chercheras à corriger en lui, que tu travailleras à détruire, à anéantir afin de sauver le coupable en condamnant l'iniquité. On peut distinguer ici deux choses: l'homme et le pécheur. Dieu a fait l'homme et l'homme s'est fait pécheur. Mort à ce qu'à fait l'homme! Délivrance à ce qu'a fait Dieu (1)! Ne va donc pas jusqu'à ôter la vie au coupable en punition de son crime. Ne lui ôte pas la vie, afin qu'il puisse se repentir: ne le fais pas périr, afin qu'il puisse se corriger.
En conservant dans ton coeur cet amour pour ceux qui sont hommes comme toi, sois juge de la terre; aime à effrayer, mais par bienveillance. Si tu as de la fierté, déploie-la contre le péché, non contre le pécheur. Sévis contre ce qui te déplait aussi en toi, non contre celui qui a été fait comme toi. Vous êtes l'un et l'autre sortis de la même main, l'oeuvre du même Auteur, formés de la même matière. Pourquoi perdre, par défaut de charité, celui que tu juges? C'est qu'en n'aimant pas pet homme que tu juges, tuas perdu la justice même. Qu'on applique les peines; je ne m'y refuse pas, je ne le défends pas, mais avec amour, avec affection, avec le désir d'obtenir l'amendement.
9. Tu ne laisses pas ton fils sans éducation. Mais tu cherches d'abord à réussir près de lui par l'honneur
1. Voir 11 I Traité sur S. Jean n. 3
et la générosité, s'il est possible: tu veux qu'il ait honte d'offenser son père et qu'il ne craigne pas en lui un juge sévère; un tel fils est ta joie. Si néanmoins il méprise ces avis, tu recours même à la verge, tu lui infliges des châtiments, tu lui fais sentir la douleur, mais tu veux son bien. Les uns se sont corrigés par amour, d'autres par crainte, mais la frayeur et la crainte les ont conduits à l'amour.
«Instruisez-vous, vous qui jugez la terre.» Aimez et jugez. Inutile de chercher l'innocence, au détriment de la règle. Il est écrit: «Qui rejette la règle est malheureux (1).» On peut ajouter à cette maxime et dire: S'il est malheureux de rejeter la règle, c'est être cruel de ne pas y astreindre. Je viens, mes
frères, d'oser vous dire une chose que son obscurité même m'oblige à développer davantage. Je répète donc ce que j'ai dit: «Qui rejette la règle est malheureux;» cela est clair. Ne pas y astreindre c'est être cruel. Ah! Voici, voici un homme qui se montre doux en frappant, cruel en pardonnant. Je veux vous en mettre un exemple sous les yeux.
Où trouver cet homme qui se montre doux en frappant? Je ne vais pas loin, je prends un père et son fils. Le père aime, tout en frappant; le fils se refuse à la correction; le père ne tient pas compte de ce refus, il cherche l'avantage de son fils. Pourquoi? Parce qu'il est père, parce qu'il prépare un héritage, parce qu'il élève un successeur. Voilà donc qu'en sévissant le père se montre doux et miséricordieux.
Cherchons un homme qui soit cruel en pardonnant. Je ne quitte ni le père ni le fils, les voici de nouveau devant vos yeux. Si cet enfant vit sans châtiment, sans frein, qu'il se perde et que le père dissimule, pardonne, et craigne de faire sentir la sévérité de la discipline à cet enfant égaré, ne se montre-t-il pas cruel par cette indulgence?
«Instruisez-vous donc, vous tous qui jugez la terre,» et en prononçant des jugements sages espérez récompense, non de la terre, mais de celui qui a fait le ciel et la terre.