Ce passage de saint Luc avait reçu une autre interprétation du même saint Docteur, à la table de saint Cyprien, en présence de Boniface, comme l'atteste le sermon 114 de l'édition de Saint-Maur, après lequel on devrait le placer. Or, après avoir comparé ces deux sermons, l'on n'y retrouve qu'une seule et même main. Je ne l'ai pas trouvé dans les bibliothèques éditées. Il fut composé, je pense, vers l'an 429, quand saint Prosper avait déjà écrit à saint Augustin au sujet de l'hérésie des Semi-Pélagiens, qui se glissait alors dans les Gaules, et par laquelle des prêtres de Marseille niaient la nécessité de la grâce pour le commencement de la foi. A l'occasion des louanges qu'il rend à Dieu, le saint Docteur se demande si les prémices de la foi viennent de Dieu? Question à laquelle il répond affirmativement d'après le témoignage de l'Apôtre aux Philippiens. Du reste, le discours est distingué et contient des doctrines très-importantes au sujet de la foi et des moeurs.
ANALYSE. - Nous devons pardonner sept fois le jour, c'est-à-dire toujours. - Nous sommes débiteurs de Dieu; parabole du serviteur qui devait, et à qui le maître remet sa dette, pais qui exige de son compagnon. - Secourir le pauvre avec l'argent, et le coupable par le pardon. - Nécessité de donner son argent pour le conserver dans le ciel. - Mais le pardon n'appauvrit point, et il est une manière de faire miséricorde. - Chaque jour nous répétons à Dieu: Pardonnez-nous. - S'il faut corriger, faisons-le par charité.
Nous avons entendu dans l'Evangile le précepte salutaire de pardonner à celui de nos frères qui nous a offensés. Et de peur qu'on ne croie qu'une fois suffit et qu'il n'est pas nécessaire de lui pardonner chaque fois qu'il a péché, s'il en demande pardon, voici ce qu'il dit: «S'il pèche contre toi sept fois le jour, et que sept fois il se tourne vers toi en disant: Je m'en repens, pardonne-lui (1)». Or, si tu comprends bien sept fois, c'est donc toujours; car souvent le nombre sept est pris pour l'universalité. De là cette autre parole «Le juste tombera sept fois, et se relèvera (2)» c'est-à-dire chaque fois qu'il sera profondément abaissé par la tribulation, il n'est point abandonné pour cela, mais il est délivré de toutes ses angoisses. De là encore: «Sept fois le jour, je vous bénirai (3)». Car sept fois le jour signifie toujours. Aussi «sept fois le jour» est-il remplacé ailleurs par «toujours sa louange sera dans ma bouche (4)». Car ce n'est pas notre langue seulement qui chante les louanges du Seigneur, et nous taire n'est pas cesser de le bénir. Mais il y a une
louange pour lui dans toutes nos bonnes pensées, dans toute bonne action, dans nos bonnes moeurs; c'est là bénir celui de qui nous tenons ces biens. Nous voyons, en effet, les Apôtres demander que la foi s'accroisse en eux'. Se sont-ils donné à eux-mêmes les prémices de cette foi dont ils demandaient au Seigneur l'accroissement? Loin de là. lis demandaient à celui qui avait commencé, d'achever son oeuvre, ainsi que l'a dit l'Apôtre: «Celui qui a commencé en vous l'oeuvre du bien, lui donnera sa dernière perfection (2)». Et ce que nous chantions tout à l'heure (3), que démontre-t-il autre chose, mes frères bien-aimés: «Conduisez-moi, Seigneur, dans votre voie, et je marcherai dans votre vérité (4)?» Il ne dit pas seulement: Amenez-moi dans votre voie, car le Seigneur le fait aussi; mais bien de ne point l'abandonner, quand il y est arrivé. C'est donc peu que le Seigneur nous ait
2. Il n'est fait allusion ici qu'à deus des trois leçons de la liturgie; à la seconde du psaume LXXXV, 5,11; à la troisième du c. XVII de saint Luc dont il nous entretient. Il omet la troisième, à moins que nous n'y voyions une allusion dans cette parole: «Nous voyons les Apôtres demander l'accroissement de la foi», qui semblerait rappeler cette épître aux Philippiens, qu'il cite et dont on aurait lu ce passage.
amenés dans le chemin, si nous ne le faisons; mais il nous veut ramener dans la voie, nous conduire à la patrie. Dès lorsque nous tenons de Dieu tous nos biens, c'est louer Dieu sans fin que penser dans nos bonnes oeuvres à celui qui nous a donné tout bien; mais, puisque bien vivre, c'est louer Dieu sans fin: «bénissons Dieu en tout temps, et qu'ainsi sa louange soit toujours dans notre bouche (1)». Il dit donc: «Sept fois le jour, je vous bénirai», indiquant par le nombre sept, que ce sera toujours. Donc alors, quand ton frère se rendrait coupable sept fois le jour contre toi, s'il te vient dire: Je m'en repens, pardonne-lui. Ne te fatigue point de pardonner toujours au repentir. Si tu n'étais toi-même débiteur, tu pourrais impunément fatiguer par tes exactions; mais si tu as un débiteur, tu es débiteur toi-même de celui qui n'a aucune dette, et dès lors, c'est à toi de voir comment tu dois agir à l'égard de ton débiteur; car Dieu en agira de même envers toi. Écoute et tremble «Que mon coeur tressaille, et que je craigne votre nom (2)», dit le Prophète. Si tu tressailles quand on te pardonne, crains, afin de pardonner. Or, le Seigneur daigne lui-même te donner la mesure de la crainte que tu dois avoir, quand il te propose, dans l'Évangile, ce serviteur avec qui son maître voulut entrer en compte, qu'il trouva débiteur de cent mille talents; «qu'il ordonna de vendre, lui et tout ce qu'il avait, pour acquitter sa dette (3)». Ce serviteur tombant aux pieds de son maître, et l'implorant pour obtenir un délai, mérita que sa dette lui fût remise. Or, en sortant de devant la face de son maître, qui lui avait remis entièrement sa dette, il rencontra un de ses compagnons qui était aussi son débiteur, qui lui devait cent deniers, et qu'il prit à la gorge pour le contraindre à payer. Quand on lui avait remis sa dette, son coeur avait tressailli, mais non point de manière à craindre le nom du Seigneur son Dieu. Le serviteur qui lui devait disait à ce compagnon ce que celui-ci avait dit à son maître: «Ayez patience avec moi, et je vous rendrai tout». Non, répondait l'autre, tu payeras aujourd'hui. On raconta au père de famille ce qui venait de se passer; et, vous le savez, non-seulement il le menaça de ne plus rien lui remettre à l'avenir, s'il le trouvait redevable encore, mais il fit retomber sur sa tête ce qu'il avait remis, et le condamna à payer ce qu'il lui avait quitté (1).
Comment donc nous faut-il craindre, mes frères, si nous avons la foi, si nous croyons à l'Évangile, si nous ne pensons point que Dieu puisse mentir? Craignons, observons, soyons sur nos gardes, pardonnons. Que pourrais-tu perdre en pardonnant? Tu n'as point à donner de l'argent, mais un pardon, et néanmoins, à donner de l'argent, vous ne devez pas être des arbres stériles. Donner de l'argent, c'est secourir un pauvre; pardonner, c'est secourir un pécheur. Le Seigneur voit chacun de ces actes, il a une récompense pour chacun, une exhortation pour chacun: «Remettez, et l'on vous remettra; donnez, et l'on vous donnera (2)». Mais toi qui ne sais: ni pardonner, ni donner, tu conserves et colère et argent. Vois où ta colère ne saurait plus se racheter par l'argent: «Car les trésors ne serviront de rien aux méchants». La sentence n'est point de moi, elle est de Dieu; ceux qui l'ont lue, le savent bien; je l'ai lue pour vous la redire, j'y ai cru pour vous en parler: «Les trésors ne serviront de rien aux méchants (3)». Il semble qu'ils pourront servir; mais ils ne serviront point. Et dans le présent? Peut-être, si toute. fois ils peuvent servir; mais en ce jour ils ne serviront de rien. Qu'on les garde, ils ne serviront point; qu'on les méprise, et ils serviront. Bien user de la justice, c'est l'aimer; et si tu ne l'aimes, tu ne saurais avoir la force, la tempérance, la chasteté, la charité. Quant aux autres qualités de l'âme, c'est les aimer, qu'en bien user; mais faire bon usage de l'argent, c'est ne pas l'aimer. Enfin, si l'on aime l'argent, qu'on le garde pour le ciel. Si l'on peut craindre de le perdre, qu'on le place dans un endroit plus sûr. Car on ne saurait dire que, s'il s'agit de conserver de l'argent, c'est ton serviteur qui est fidèle et ton Seigneur qui te trompe. Ne l'entends-tu point dire: «Amassez-vous des trésors dans le ciel?» Ce n'est point là te commander de le perdre, mais de l'envoyer devant toi: «Amassez-vous des trésors dans le ciel, où le voleur ne saurait approcher, où la rouille ne ronge point; car où est votre trésor, là aussi est votre coeur (1)».
1. Ceci n'est point dans l'Évangile, et toutefois c'est une conséquence légitime qu'en tire saint Augustin. C'est ainsi qu'au sermon V de l'édition il a tiré la même conclusion: «Qu'ils prennent garde, en e refusant de pardonner l'offense qu'on pourrait leur avoir faite, que non-seulement on ne leur pardonne plus â l'avenir, mais que les fautes pardonnées ne retombent sur eux»,
Amasser des trésors en terre c'est aussi mettre ton coeur sur la terre. Or, qu'arrivera-t-il à ton coeur ainsi placé sur la terre? Il croupit, se corrompt, tombe en poussière. Elève bien haut ce que tu aimes, c'est là qu'il faut l'aimer, et garde-toi de croire que tu recevras le dépôt que tu fais. Tu mets en dépôt des choses mortelles, tu en recevras d'immortelles; tu mets en dépôt ce qui est du temps, tu recevras des biens éternels, tu mets en dépôt des biens terrestres, tu en recevras de célestes; enfin tu donnes en aumônes ce que t'a donné ton Seigneur, et tu recevras une récompense de ce même Seigneur. Mais, diras-tu, comment déposer tout cela dans le ciel, avec quelles machines pourrai-je y monter avec mon or, mon argent? A quoi bon chercher des machines? Transporte-les. Tes porteurs seront les pauvres, car le mépris du monde en a fait des porteurs. C'est enfin lancer une lettre de change, donner ici et recevoir là-bas. Et maintenant il n'est plus question de quelque mendiant en guenilles, mais de cette parole: «Ce que tu auras fait pour le moindre des miens, c'est pour moi que tu l'auras fait (2)». C'est dans la personne du pauvre que reçoit celui qui a fait le pauvre; et du riche que reçoit celui qui a fait le riche: il reçoit de ce qu'il a donné; tu donnes au Christ son propre bien et non le tien. A quoi bon te vanter d'avoir trouvé beaucoup ici-bas? Rappelle-toi comment tu es venu. Tu as tout trouvé ici-bas, et user mal de tout ce que tu as trouvé, c'est t'enfler d'orgueil. N'es-tu pas sorti nu des entrailles de ta mère? Donne, dès lors, donne, afin de ne point perdre ce que tu as. Si tu donnes, tu trouveras là-haut, si tu ne donnes pas, tu laisseras tout ici; donne ou ne donne pas, tu t'en iras toujours. Quelquefois cependant, pour ne point donner de son abondance aux pauvres, l'avarice trouve une excuse, mais futile, mais méprisable, et que l'oreille des fidèles ne saurait accueillir. Elle se dit en effet: donner, c'est ne plus avoir; donner beaucoup, c'est s'appauvrir; et ensuite il me faudra implorer le secours; recevoir l'aumône: il me faut en abondance, non-seulement le vivre et le vêtement, et pour moi, pour ma maison, ma famille; mais aussi pour les heureux hasards, afin de fermer la bouche à tout calomniateur, afin de me racheter; il y a tant de hasards dans les choses humaines, que je dois me réserver de quoi me libérer.
Voilà ce que l'on dit pour conserver son argent. Que diras-tu pour refuser le pardon à celui qui t'a offensé? Si tu ne veux pas donner ton argent au pauvre, pardonne au moins au repentant. Que perdras-tu, si tu le fais? Je sais ce que tu perdras, ce que tu vas sacrifier, mais sacrifier pour ton avantage. Tu vas sacrifier ta colère, sacrifier ton indignation, bannir de ton coeur la haine contre ton frère. Que tout cela y demeure, où seras-tu? Voilà que cette colère, que cette indignation, que cette haine sont à demeure, qu'en sera-t-il de toi? Quel mal ne te causent-elles point? Ecoute l'Ecriture: «Celui qui hait son frère est homicide (1)». Dès lors, dût-il m'offenser sept fois le jour, je lui pardonnerai? Pardonne, c'est ce que dit le Christ, ce que dit la vérité à qui tu viens de chanter: «Conduisez-moi, Seigneur, dans votre voie, et je marcherai dans votre vérité». Sois sans crainte, elle ne te trompera point. Mais alors, diras-tu, il n'y aura plus de châtiment; tout péché devra toujours demeurer impuni; et il sera toujours doux de pécher, quand le pécheur songera que vous pardonnez toujours. Point du tout. Mais qu'en même temps, et le châtiment veille, et la bienveillance ne s'endorme point. Crois-tu, en effet, rendre le mal pour le mal, quand tu châties un pécheur? Non, mais c'est rendre le bien pour le mal, et ne point châtier ce serait faire le mal. Quelquefois la mansuétude vient adoucir le châtiment qui n'en est pas moins donné. Mais n'y a-t-il donc nulle différence entre étouffer le châtiment par la négligence, et le tempérer par la douceur? Qu'il y ait donc un châtiment, frappe et pardonne. Voyez le Seigneur lui-même, écoutez le Seigneur, pensez bien à qui nous autres, mendiants, répétons chaque jour «Remettez-nous nos dettes (2)». Et tu te fatiguerais d'entendre ton frère te répéter: Pardonnez-moi, je me repens? Combien de fois le dis-tu à Dieu? Fais-tu une prière qui ne renferme cette supplication? Veux-tu que le Seigneur te dise: Hier je t'ai pardonné, avant hier, pardonné, tant de fois je t'ai pardonné, combien faut-il pardonner encore? Veux-tu qu'il te dise: Tu viens toujours avec ces paroles; tu me dis toujours: «Remettez-nous nos dettes», tu frappes toujours ta poitrine, et tu ne te redresses non plus que le fer durci? Mais, parce qu'il faut un châtiment, le Seigneur notre Dieu est-il sans pardon, puisque nous lui disons avec foi: Remettez-nous nos dettes?
Et quoi qu'il nous les remette, qu'est-il dit de lui? qu'est-il écrit de lui? «Le Seigneur châtie celui qu'il aime» n'est-ce peut-être qu'en paroles? «Il frappe de verges tous ceux qu'il reçoit parmi ses enfants (1)?» Le fils pécheur n'aura-t-il pas besoin d'être flagellé, quand lui, le Fils unique de Dieu, et sans péché, a daigné subir la flagellation? Inflige donc le châtiment, et néanmoins bannis la colère de ton coeur. C'est ainsi qu'en agit en effet le Seigneur, à l'égard de ce débiteur sur qui il fit retomber toute sa dette, parce qu'il s'était conduit sans pitié envers son compagnon: «Ainsi», dit-il, «se conduira à votre égard votre Père céleste, si chacun de vous ne pardonne à son frère du fond du coeur (2)». Pardonne où Dieu te voit, et pour cela ne néglige point la charité; exerce une sévérité salutaire; aime et redresse, aime et frappe. Quelquefois ta douceur est cruauté. Comment douceur est-elle cruauté? parce que tu ne reproches point le péché, et que le péché tuera celui que tu épargnes dans ta charité cruelle. Que ta parole soit tantôt sévère, et tantôt dure. Ce qu'elle blessera, vois ce qu'il doit produire à son tour. Le péché dévaste le coeur, porte ses ravages au-dedans de nous-mêmes, il étouffe l'âme, il la perd; frappe alors par pitié. Afin de mieux comprendre, mes frères, tout ce que je veux dire, représentez-vous deux hommes; un jeune étourdi vient s'asseoir sur le gazon où ils savent qu'un serpent est caché; s'y asseoir, c'est être mordu, c'est mourir. Ces deux
hommes le savent. L'un dit: Ne t'assieds point là, et on le méprise. L'étourdi va s'asseoir, il va périr. L'autre dit. Il ne veut point nous écouter, il faut le corriger, le retenir, l'enlever de force, le souffleter, en un mot faire tout ce qui sera possible pour l'empêcher de périr. Tandis que l'autre: Laissez-le faire, ne le frappez point, ne lui faites rien, ne le blessez point. Qui des deux agit avec miséricorde, ou l'homme qui laisse faire et mourir, ou l'homme qui sévit pour arracher à la mort? Comprenez dès lors ce que vous devez faire à l'égard de ceux qui vous sont soumis, maintenez les bonnes moeurs par la discipline; et toutefois, soyez bienveillants, pardonnez du fond du coeur; qu'il n'y ait nulle colère dans votre intérieur, parce que cette colère n'est d'abord qu'un fétu très mince et en quelque sorte méprisable. Une colère nouvelle trouble l'oeil, comme le ferait une paille: «Mon oeil a été troublé par la colère (1)». Cette paille s'alimente parles soupçons, se fortifie avec le temps, et bientôt elle deviendra une poutre. Une colère invétérée sera une haine; et après la haine viendra l'homicide: «Quiconque hait son père est homicide», est-il dit. Or, quelquefois des hommes qui nourrissent de la haine dans leur coeur réprimandent ceux qui se mettent en colère; comment t tu nourris de la haine, et tu reprends celui qui se fâche? «Tu vois une paille dans l'oeil de ton frère, et tu ne vois pas une poutre qui est dans le tien (2)?» Finissons ce discours, mes frères, en invoquant le Seigneur, afin qu'il daigne nous accorder ce qu'il nous ordonne de faire: «Pardonnez, et il vous sera pardonné; donnez, et il vous sera donné (3)».