Après avoir félicité ses auditeurs de ce qu'ils ont préféré au spectacle profane le spectacle de la vérité évangélique, et après avoir plaint ceux que l'attachement aux divertissements publics retient éloignés de l'Église, saint Augustin aborde le sujet qu'il a promis de traiter le jour de Noël. Il s'agit d'expliquer pourquoi Jésus-Christ est né miraculeusement de Marie et pourquoi néanmoins sa double généalogie est la généalogie de Joseph. - I. Pour relever le courage et l'honneur du sexe qui nous a perdus, il convenait que Jésus-Christ naquît d'une femme. Comment savoir qu'il est né d'une femme? Par le témoignage de l'Église universelle et par le témoignage de l'Évangile; car si l'on rencontre des difficultés dans l'Évangile, elles s'évanouissent bientôt quand on croit avec une humble soumission. Or l'Évangile rapporte expressément, non-seulement que le Fils de Dieu a pris chair dans la race de David et d'Abraham, mais encore qu'il est né miraculeusement de la vierge Marie. En vain objecte-t-on que l'Évangile est dans l'erreur lorsqu'il rapporte le nombre des générations. Son calcul n'est pas erroné, et ce qu'il a d'étonnant figure d'une manière admirable comment le Sauveur convertissant les hommes devait être la pierre angulaire qui réunirait entre eux les Juifs et les païens devenus chrétiens. - II. Pourquoi la généalogie du Sauveur est-elle celle de Joseph et non celle de Marie? - C'est que Joseph est le père de Jésus-Christ. Ainsi l'enseigne l'Évangile à plusieurs reprises; ainsi le veut son titre véritable d'époux de Marie ; ainsi l'exige la filiation adoptive. Si maintenant les Évangélistes attribuent deux pères à Joseph, c'est qu'il arrivait souvent chez les Juifs qu'un fils portait en même temps le nom de son père légal et le nom de son père réel. Si d'un autre côté saint Matthieu compte les générations en descendant, tandis que saint Luc les énumère en remontant, si l'un en compte quarante et l'autre soixante dix-sept, c'est dans un but mystérieux, c'est pour faire connaître que le Fils de Dieu est descendu parmi nous pour se charger de nos péchés et qu'il est remonté vers son Père après les avoir effacés.
Dieu a excité l'attente de votre charité, qu'il daigne la remplir. Nous comptons, il est vrai que ce que nous allons vous adresser ne vient pas de nous mais de Lui ; nous disons cependant avec beaucoup plus de raison que l'Apôtre dans son humilité, que «nous portons ce trésor dans des vases d'argile, afin que la grandeur appartienne à la puissance de Dieu et ne vienne pas de nous (1).» Je le vois, vous vous souvenez de notre engagement ; c'est en Dieu que nous l'avons contracté, et c'est par lui que nous l'accomplissons. Nous le prions en vous promettant, et c'est lui qui nous donne de nous acquitter aujourd'hui. Votre charité n'a pas oublié que le matin de la Nativité du Seigneur, nous avons ajourné la solution de la question qui avait été proposée. C'est qu'en effet beaucoup de ceux qu'importune la parole de Dieu célébraient avec nous la solennité exigée par ce grand jour. Mais aujourd'hui il n'y a, je crois, que ceux qui désirent l'entendre, et nous ne parlons ni à des coeurs sourds ni à des âmes dégoûtées. Le désir que je vois en vous est de plus une prière en ma faveur.
Un autre motif m'encourage : le jour des jeux publics a emporté d'ici un grand nombre de malheureux, pour le salut desquels nous vous recommandons une sollicitude aussi empressée que la nôtre : priez Dieu avec ferveur pour eux, car appliqués comme ils sont aux spectacles de la chair, ils ne connaissent point encore les doux spectacles de la vérité. Je sais et je sais avec certitude qu'à votre société appartiennent plusieurs de ceux qui nous délaissent aujourd'hui. Ils déchirent ainsi ce qu'ils ont cousu ; car, les hommes changent et en bien et en mal : nous éprouvons chaque jour la joie et la tristesse de ces vicissitudes : joie, quand ils se corrigent ; tristesse, quand ils se perdent. Aussi le Seigneur n'assure pas le salut à celui qui commence : «celui qui persévèrera jusqu'à la fin, dit-il, celui-là sera sauvé (1).»
Mais était-il possible que Notre-Seigneur Jésus-Christ, que le Fils de Dieu, qui a daigné se faire en même temps fils de l'homme, nous accordât rien de plus admirable, rien de plus magnifique, que de faire entrer dans son bercail, non-seulement les spectateurs de ces jeux frivoles, mais encore ceux qui s'y donnent en spectacle? Car il poursuit pour les sauver et les amis des gladiateurs et les gladiateurs eux-mêmes. Lui-même d'ailleurs n'a-t-il pas été donné en spectacle? Apprends de quelle manière. Il a dit, il a prédit longtemps auparavant, il a annoncé, comme si la chose était déjà accomplie, il a dit expressément dans un psaume: «Ils ont creusé mes mains et mes pieds, ils ont compté tous mes os.» Voilà comment il a été donné en spectacle, ses os mêmes ont été comptés. Il exprime plus clairement encore cette idée de spectacle : «Ils m'ont regardé, dit-il, ils m'ont considéré attentivement (2).» Spectacle de dérision, car on n'avait pour lui, même en ce moment, aucune bienveillance, on ne montrait que de la fureur. Ainsi voulut-il que dès l'origine ses martyrs fussent également livrés en spectacle. «Nous sommes en spectacle, dit l'Apôtre, au monde, aux anges et aux hommes (1).»
Or il y a pour cette dernière sorte de spectacles deux espèces de spectateurs ; les spectateurs charnels et les spectateurs spirituels. Les spectateurs charnels regardent comme des misérables ces martyrs qui sont exposés aux bêtes, qui périssent ta tête tranchée ou consumés par la flamme; ils les détestent, et les ont en horreur. Les autres spectateurs, comme les saints anges eux-mêmes, considèrent moins leurs chairs en lambeaux qu'ils n'admirent l'intègre vigueur de leur foi. Quel spectacle en effet pour les yeux du coeur qu'une âme montre ce que vous préférez invincible dans un corps en ruine! Ce sont ces spectacles que vous contemplez volontiers lorsqu'on en lit les actes dans l'Eglise; car vous n'y entendriez rien si vous n'y voyiez rien; et aujourd'hui par conséquent vous ne renoncez point, aux spectacles vous montrez ceux que vous préférez. Que Dieu donc voies accorde la grâce de rendre compte avec bonté de vos spectacles pieux, à ces amis que vous plaignez aujourd'hui d'avoir couru à l'amphithéâtre et d'avoir refusé de venir à l'église; qu'ils commencent à mépriser ces jeux profanes dont l'amour les rend méprisables eux-mêmes, et qu'avec vous ils aiment ce Dieu dont ne peut rougir aucun de ceux qui l'aiment, car l'aimer c'est aimer l'invincible. Qu'avec vous ils aiment le Christ, le Christ qui a voulu paraître vaincu pour vaincre l'univers. Ne voyons-nous pas aujourd'hui, mes frères, qu'il l'a vaincu en effet? Il a soumis toutes les puissances; sans soldat superbe et avec sa croix chargée d'outrages, il a courbé les rois sous son joug; il n'a point fait sang avec le glaive, il est resté attaché à la croix et en souffrant dans son corps il a triomphé des âmes. Ses membres s'élevaient sur le gibet et sous ce gibet il abaissait les coeurs. Et quel diamant brille avec plus d'éclat sur le diadème, que la croix du Christ sur le front des monarques? Non, en vous attachant à lui, vous n'avez jamais à rougir.
Combien reviennent de l'amphithéâtre, vaincus parce que sont vaincus ceux pour qui ils se sont pris d'une folle passion? Ne seraient-ils pas plus vaincus encore si leurs partisans triomphaient? Ils seraient alors livrés à une vaine joie, ils s'abandonneraient au plaisir inspiré par leur passion insensée. Aussi sont-ils défaits au moment même oit ils courent au théâtre. Combien n'y en a-t-il pas, mes frères, qui aujourd'hui ont hésité de savoir s'ils iraient là ou s'ils viendraient ici? Ceux d'entre eux qui dans ce moment de doute ont regardé le Christ et sont accourus à l'Eglise, ont triomphé, non pas d'un homme quelconque mais du diable même, le plus méchant ennemi du genre humain. Ceux au contraire qui ont alors préféré courir au théâtre, ont été vaincus au lieu d'être vainqueurs avec les premiers. Or si ceux-ci ont vaincu, c'est en Celui quia dit: «Réjouissez-vous, car j'ai vaincu le monde (1).» Il est en effet comme le général qui s'est laissé attaquer pour former le soldat au combat. Or c'est pour nous donner cette leçon que Jésus-Christ Notre-Seigneur s'est fait homme en naissant d'une femme. - L'eût-il moins donnée, s'il ne fût né de la vierge Marie, dira-t-on? Il voulait être homme, il pouvait l'être sans avoir une mère; le premier homme formé par lui n'en avait pas. - Voici ma réponse. Pourquoi, demandes-tu, a-t-il voulu naître d'une femme? Et pourquoi, répliquerai-je, aurait-il refusé d'avoir une femme pour mère? Supposé que je ne puisse expliquer les motifs de son choix; dis-moi d'abord ce qui lui défendait de naître d'une femme. N'a-t-on pas observé déjà qu'en fuyant un sein maternel il aurait comme reconnu qu'il pouvait en être souillé? Plus il était par sa nature au dessus de toute souillure possible, moins il devait craindre de se souiller dans le sein de sa mère; de plus il a voulu en naissant d'elle, nous révéler quelques traits d'un mystère important.
Il est vrai, mes frères, et nous l'avouons, si le Seigneur avait voulu se faire homme sans naître d'une femme c'était chose facile à sa Majesté suprême. S'il a pu naître d'une femme sans le concours d'aucun homme, ne pouvait-il naître aussi sans l'intermédiaire d'aucune femme? Mais il nous a appris qu'aucun sexe, car il y en a deux dans le genre humain, ne doit désespérer. Si étant du sexe masculin, comme il devait en être, il ne s'était pas choisi une mère, les femmes tomberaient dans le désespoir au souvenir de leur premier péché, car c'est la femme qui a séduit le premier homme; elles croiraient qu'elles n'ont absolument aucun motif d'espérer au Christ. Le Christ a donc préféré pour lui le premier sexe, mais en naissant d'une femme il console les femmes et il semble leur dire: Pour vous apprendre qu'aucune créature de Dieu n'est mauvaise par nature et qu'elle n'a été pervertie que par un plaisir coupable, lorsque j'ai créé l'homme au commencement du monde je l'ai créé mâle et femelle. Je ne condamne point ce due j'ai fait. Je suis homme, mais né d'une femme. Non, je ne condamne point la créature que j'ai faite, je condamne le péché que je n'ai pas fait. Que chaque sexe reconnaisse comment je l'honore; mais aussi que chacun d'eux confesse son iniquité et espère le salut. La femme pour tromper l'homme lui a présenté une coupe empoisonnée; elle lui offrira pour le relever la coupe du salut, et la femme en devenant mère du Christ réparera la faute qu'elle a faite en séduisant l'homme. Aussi ce sont des femmes qui les premières apprirent aux Apôtres la résurrection du Seigneur. Une femme avait annonce la mort à son époux dans le paradis; des femmes aussi ont annoncé le salut aux hommes dans l'Eglise. Les Apôtres devaient annoncer aux nations la résurrection du Christ; ce sont des femmes qui l'ont annoncée aux Apôtres. Personne ne doit donc reprocher au Sauveur d'être né d'une femme: une telle nuisance ne pouvait le souiller, et il convenait que le Créateur honorât ce sexe.
Comment nous amener à croire, poursuivent-ils, que le Christ est né d'une femme? Je répondrai: Par l'Évangile, cet Évangile quia été prêché et qui l'est encore à tout l'univers. Mais ces aveugles essaient de révoquer en doute ce qui est admis par toute la terre; ils veulent communiquer leur aveuglement, et en cherchant à ébranler la certitude de ce qu'il faut croire, ils ne voient point ce qu'il faut voir.-Ne nous impose pas, s'écrient-ils, l'autorité de l'univers; ouvrons les Écritures. Ne fais pas le populaire; c'est la multitude séduite qui est pour toi. - La multitude séduite est avec moi? Mais cette multitude n'était-elle pas d'abord le petit nombre? Comment s'est formée cette multitude dont les accroissements ont été annoncés si longtemps d'avance? On n'a pas vu ces accroissements et on les a prédits. Eh quoi? Abraham n'était pas un petit nombre, il était seul. Remarquez-le, mes frères, Abraham était seul alors, seul dans tout le monde, seul dans tout l'univers, seul parmi tous les peuples; néanmoins il lui fut dit: «Dans un rejeton de ta race toutes les nations seront bénies (1).» Et ce que seul alors il croyait de son unique héritier, un grand nombre le voient aujourd'hui réalisé dans la multitude de ses descendants. Il ne voyait pas et il croyait; on voit aujourd'hui et l'on conteste: ce que Dieu disait alors à un seul homme, ce que celui-ci croyait, est maintenant contesté par un petit nombre, tout réalisé qu'il est dans la multitude. Car Celui qui a fait de ses disciples des pêcheurs d'hommes, a pris dans ses réseaux tous les genres d'autorité. Faut-il ajouter foi au grand nombre? Qu'y a-t-il de plus nombreux que l'Eglise, répandue dans tout l'univers? Aux riches? Combien de riches sont entrés dans son sein! Aux pauvres? Combien de milliers d'entre eux l'on y compte! Aux nobles? La noblesse y est presque tout entière. Aux rois? On les voit tous soumis au Christ. A l'éloquence, à la science, à la sagesse? Combien d'orateurs, combien de savants, combien de philosophes du siècle entraînés dans les mailles de ces pêcheurs, retirés de l'abîme et placés sur les rivages du salut! Tous ont les yeux fixés sur Celui qui est descendu pour guérir l'âme humaine de la grande maladie qui la dévore, de l'orgueil, et qui a choisi ce qui est faible pour confondre ce qui est fort; ce qui est insensé pour confondre les sages, ou plutôt ceux qui le paraissent sans l'être; ce qui est bas selon ce monde et ce qui n'est rien pour détruire ce qui est (1).
Dis tout ce qu'il te plaira, reprennent-ils, nous avons remarqué qu'à l'endroit même où ils vous rapportent la naissance du Christ, les Evangiles sont en contradiction; or deux assertions contradictoires ne sauraient être également vraies. Donc après avoir montré cette contradiction, je dois rejeter ta foi; on bien pour justifier ta foi, montre-moi l'accord des Evangiles. - Quelle contradiction me signaleras-tu? - Une contradiction manifeste et que personne ne saurait contester. - Je vous la ferai connaître sans crainte parce que vous êtes fidèles.Remarquez, mes bien-aimés, combien est salutaire cet avertissement de l'Apôtre: «Marchez donc en Jésus-Christ notre Seigneur selon que vous l'avez reçu, enracinés en lui, édifiés sur lui et affermis dans la foi.» Nous devons en effet nous attacher fortement à lui, avec une foi simple et inébranlable; à cause de cette fidélité il nous découvrira ce qui est caché en lui, car, dit le même Apôtre, «en lui sont cachés tous les trésors de la sagesse et de la science (2).» Or s'il les cache, ce n'est pas pour les refuser,
c'est pour exciter le désir de les posséder. Telle est l'utile conséquence de ce qu'on garde sous le secret. Respectes-y ce que tu ne comprends pas encore, et respecte-le d'autant plus que plus de voiles le dérobent à tes yeux. Plus un personnage est honorable; plus sont nombreux les voiles appendus dans sa demeure. Ces voiles inspirent le respect pour ce, que l'on ne voit pas. Ils se lèvent pour ceux qui les honorent, tandis qu'on en éloigne ceux qui jettent sur eux le mépris. Aussi pour nous n'y a-t-il plus de voile depuis que nous avons passé au Christ (1).