Ces paroles du Pape me rappellent telle ou telle de ses interventions du passé, dans laquelle celui qui était alors le cardinal Bergoglio écrivait que Dieu habite déjà dans la cité, profondément mélangé à tous et uni à chacun. A mon sens, c’est une autre manière de dire ce qu’écrivait saint Ignace dans ses Exercices spirituels : Dieu « œuvre et travaille » dans notre monde. Je lui demande alors : « devons-nous être optimistes ? Quels sont les signes d’espérance dans le monde actuel ? Comment être optimiste dans un monde en crise ? ».
« Je n’aime pas utiliser le mot “optimiste” parce qu’il décrit une attitude psychologique. Je préfère le mot “espérance” que l’on trouve dans le chapitre 11 de la Lettre aux Hébreux précédemment citée. Les Pères ont continué à cheminer, à travers de grandes difficultés. Et l’espérance ne trompe pas, comme nous le lisons dans la Lettre aux Romains. Pense plutôt à la première devinette du Turandot de Puccini », me demande le Pape.
Je me suis alors rappelé les vers où se trouve la devinette de la princesse et dont la réponse est l’espérance : « Dans la nuit sombre / Vole un fantôme iridescent. / Il s’élève et ouvre les ailes / Sur l’humanité noire, infinie; / Chacun l’invoque / Et chacun l’implore ! / Mais le fantôme disparaît avec l’aurore / Pour renaître au cœur ! / Et chaque nuit il naît, / Et chaque jour il meurt ! ». Ces vers révèlent le désir d’une espérance qui est pourtant ici un fantôme iridescent disparaissant à l’aurore.
« L’espérance chrétienne, poursuit le Pape François, n’est pas un fantôme et elle ne trompe pas. C’est une vertu théologale et donc, finalement, un cadeau de Dieu qui ne peut pas se réduire à l’optimisme qui n’est qu’humain. Dieu ne déçoit pas l’espérance car il ne peut se renier lui-même. Dieu est entièrement promesse ».
L’art et la créativité
Je reste touché par la référence du Pape au Turandot pour parler du mystère de l’espérance. Je voudrais mieux comprendre quelles sont ses références artistiques et littéraires. Je lui rappelle qu’en 2006 il avait dit que les grands artistes savent présenter en beauté la réalité tragique et douloureuse de la vie. Je lui demande donc quels sont les artistes et les écrivains qu’il préfère, s’ils ont quelques traits en commun...
« J’ai aimé un grand nombre d’auteurs très divers. J’aime beaucoup Dostoïevski et Hölderlin. Du second, je veux rappeler le poème lyrique écrit pour l’anniversaire de sa grand-mère. Il est d’une grande beauté et m’a fait spirituellement beaucoup de bien. C’est celui qui se termine par le vers “Que l’homme tienne ce que l’enfant a promis”. Cela m’a touché parce que j’ai beaucoup aimé ma grand-mère Rosa et, dans son poème, Hölderlin rapproche sa grand-mère de Marie qui a engendré Jésus qu’il appelle “l’ami de la terre”, lui “qui ne considéra personne comme étranger”. J’ai lu trois fois Les fiancés et je l’ai sur ma table pour le relire. Manzoni m’a beaucoup apporté. Quand j’étais enfant, ma grand-mère m’a fait apprendre par cœur le début du livre : “Cette branche du lac de Côme qui se tourne vers le sud entre deux chaînes ininterrompues de montagnes”. Gerard Manley Hopkins m’a aussi beaucoup plu.
En peinture, j’admire le Caravage. Ses toiles me parlent. Aussi Chagall et sa Crucifixion blanche... En musique, j’aime évidemment Mozart. L’Et incarnatus est de sa Messe en Do est indépassable. Il te conduit à Dieu ! J’aime Mozart interprété par Clara Haskil. Il me comble : je ne peux le penser, je dois l’entendre. J’aime écouter Beethoven, mais joué de manière prométhéenne (prometeicamente). Pour moi, l’interprète le plus prométhéen est Furtwängler. Et puis les Passions de Bach. L’air que je préfère est celui de l’Erbarme Dich, la plainte de Pierre dans la Passion selon saint Matthieu. C’est sublime. Puis, à un autre niveau, pas aussi intime, j’aime Wagner. J’aime l’écouter de temps en temps. Le meilleur à mon sens est la Tétralogie dans l’interprétation de Furtwängler à la Scala en 1950. Et le Parsifal dirigé par Knappertsbuch en 1962.
Nous devons aussi parler cinéma. La strada de Fellini est le film que j’ai peut-être le plus aimé. Je m’identifie volontiers à ce film qui contient une référence implicite à saint François. Je pense avoir vu tous les films avec Anna Magnani et Aldo Fabrizi quand j’avais entre 10 et 12 ans. Un autre film que j’ai beaucoup aimé est Rome ville ouverte. Je suis surtout redevable de ma culture cinématographique à mes parents qui m’ont souvent emmené au cinéma.
De manière générale, j’aime les artistes tragiques, particulièrement les plus classiques. Cervantès met sur la bouche du bachelier Carrasco une belle définition pour faire l’éloge de l’histoire de Don Quichotte : “les enfants l’ont entre les mains, les jeunes gens la lisent, les adultes la comprennent, les vieillards en font l’éloge”. Cela me semble une bonne définition des classiques ».
Je me rends compte que je suis absorbé par les références du Pape et que j’ai le désir d’entrer dans sa vie par la porte de ses choix artistiques. Ce serait, je pense, un long parcours à faire. Il inclurait le cinéma, du néoréalisme italien au Festin de Babette. Me viennent à l’esprit d’autres auteurs et d’autres œuvres qu’il a cités dans d’autres occasions, même des auteurs mineurs, moins connus ou locaux : du Martín Fierro de José Hernández, à la poésie de Nino Costa ou au Grand exode de Luigi Orsenigo. Je pense aussi à Joseph Malègue et José María Pemán. Et bien sûr à Dante et à Borges, mais aussi à Leopoldo Marechal, l’auteur de Adán Buenosayres, El banquete de Severo Arcángelo et Megafón o la guerra. Je pense en particulier à Borges parce que Bergoglio, vingt-huit ans professeur de lettres au Collège de l’Immaculée Conception de Santa Fé, le connaissait personnellement. Il enseignait dans les deux dernières années du lycée et éveil- lait ses élèves à l’écriture créative. J’ai eu une expérience similaire à la sienne quand j’avais son âge à l’Istituto Massimo de Rome, en fondant BombaCarta, et je la lui raconte. A la fin, je demande au Pape de me raconter sa propre expérience.
« Ce fut une chose un peu risquée. Je devais faire en sorte que mes élèves étudient Le Cid. Mais cela ne plaisait pas aux gamins. Ils demandaient de lire Garcia Lorca. J’ai alors décidé qu’ils étudieraient Le Cid à la maison et que, pendant les cours, j’aborderais les auteurs qui leur plaisaient le plus. Evidemment ils voulaient lire les œuvres les plus “piquantes”, qu’elles soient contemporaines comme La casada infidel ou classiques comme La Celestina de Fernando de Rojas. Or, en lisant ces œuvres qui les attiraient sur le moment, ils prenaient goût à la littérature ou à la poésie de manière plus générale, et ils passaient ensuite à d’autres auteurs. Ce fut pour moi une grande expérience. J’ai fait le programme mais d’une façon non structurée, c’est-à-dire non pas en suivant l’organisation prévue, mais selon un ordre qui venait naturellement en lisant les auteurs. Cette manière de faire me correspondait très bien : je n’aimais pas appliquer un programme rigide, mais bien savoir plus ou moins où je voulais arriver. C’est alors que j’ai commencé à les faire écrire. A la fin, j’ai décidé de faire lire à Borges deux récits écrits par mes élèves. Je connaissais sa secrétaire qui avait été ma professeure de piano. Borges a été emballé. Et il a proposé d’écrire l’introduction de l’un de ces récits ».