coeurtendre Admin
Nombre de messages : 13248 Age : 67 Localisation : Trois-Rivières Réputation : 1 Date d'inscription : 16/02/2007
| Sujet: Pèlerin Russe/Récit 1/Par la grâce de Dieu je suis homme et chrétien/ Mar 19 Oct 2021 - 21:45 | |
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Premier récit Par la grâce de Dieu je suis homme et chrétien, par actions grand pécheur, par état pèlerin sans abri, de la plus basse condition, toujours errant de lieu en lieu. Pour avoir, j’ai sur le dos un sac avec du pain sec, dans ma blouse la sainte Bible et c’est tout. Le vingt-quatrième dimanche après la Trinité, j’entrai à l’église pour y prier pendant l’office ; on lisait l’Épître de l’Apôtre aux Thessaloniciens, au passage dans lequel il est dit : Priez sans cesse. Cette parole pénétra profondément dans mon esprit et je me demandai comment il est possible de prier sans cesse alors que chacun doit s’occuper à de nombreux travaux pour subvenir à sa propre vie.
Je cherchai dans la Bible et j’y lus de mes yeux exactement ce que j’avais entendu, il faut prier sans cesse , prier par l’esprit en toute occasion , élever en tout lieu des mains suppliantes.
J’avais beau réfléchir, je ne savais que décider. Que faire – pensai-je – où trouver quelqu’un qui puisse m’expliquer ces paroles ? J’irai par les églises où prêchent des hommes en renom, et, là peut-être, je trouverai ce que je cherche. Et je me mis en route. J’ai entendu beaucoup d’excellents sermons sur la prière. Mais ils étaient tous des instructions sur la prière en général : ce qu’est la prière, pourquoi il est nécessaire de prier, quels sont les fruits de la prière. Mais comment arriver à prier véritablement – là-dessus on ne disait rien. J’entendis un sermon sur la prière en esprit et sur la prière perpétuelle ; mais on n’indiquait pas comment parvenir à cette prière. Ainsi la fréquentation des sermons ne m’avait pas donné ce que je désirais. Je cessai donc d’aller aux prêches et je décidai de chercher avec l’aide de Dieu un homme savant et expérimenté qui m’expliquerait ce mystère puisque c’était là que mon esprit était invinciblement attiré. Longtemps je cheminai ; je lisais la Bible et je demandais s’il ne se trouvait pas quelque part un maître spirituel ou un guide sage et plein d’expérience. Une fois l’on me dit que dans un village vivait depuis longtemps un monsieur qui faisait son salut : il a chez lui une chapelle, il ne bouge jamais et sans cesse il prie Dieu ou lit des livres spirituels. A ces mots, je ne marchai plus, je me mis à courir vers ce village ; j’y arrivai et me rendis chez ce monsieur.
Que désires-tu de moi ? me demanda-t-il.
J’ai appris que vous étiez un homme pieux et sage ; c’est pourquoi je vous demande au nom de Dieu de m’expliquer ce que veut dire cette parole de l’Apôtre : Priez sans cesse et comment il est possible de prier ainsi. Voilà ce que je désire comprendre et je ne peux cependant y parvenir. Le monsieur resta silencieux, me regarda attentivement et dit :La prière intérieure perpétuelle est l’effort incessant de l’esprit humain pour atteindre Dieu. Pour réussir en ce bienfaisant exercice, il convient de demander très souvent au Seigneur de nous enseigner à prier sans cesse. Prie plus et avec plus de zèle, la prière te fera comprendre d’elle-même comment elle peut devenir perpétuelle ; pour cela il faut beaucoup de temps. Sur ces paroles, il me fit servir à manger, me donna quelque chose pour la route et me laissa. Mais il n’avait rien expliqué. Je repris ma route ; je pensais, je lisais, je réfléchissais comme je pouvais à ce que m’avait dit le monsieur et pourtant il m’était impossible de comprendre ; mais j’avais tant envie d’y parvenir que mes nuits étaient sans sommeil. Après avoir parcouru deux cents verstes , j’arrivai à un chef-lieu de gouvernement. J’y aperçus un monastère. A l’auberge, on me dit que dans ce monastère vivait un supérieur pieux, charitable et hospitalier. J’allai à lui. Il me reçut avec bonté, me fit asseoir et m’offrit à manger.
Nous entrâmes dans sa cellule et le starets m’adressa les paroles suivantes :— La prière de Jésus intérieure et constante est l’invocation continuelle et ininterrompue du nom de Jésus par les lèvres, le cœur et l’intelligence, dans le sentiment de sa présence, en tout lieu, en tout temps, même pendant le sommeil. Elle s’exprime par ces mots : Seigneur Jésus-Christ, ayez pitié de moi ! Celui qui s’habitue à cette invocation ressent une grande consolation et le besoin de dire toujours cette prière ; au bout de quelque temps, il ne peut plus demeurer sans elle et c’est d’elle-même qu’elle coule en lui.
Comprends-tu maintenant ce qu’est la prière perpétuelle ?
— Je le comprends parfaitement, mon père ! Au nom de Dieu, enseignez-moi maintenant comment y parvenir, m’écriai-je plein de joie. Comment on apprend la prière, nous le verrons dans ce livre. Il s’appelle Philocalie. Il contient la science complète et détaillée de la prière intérieure perpétuelle exposée par vingt-cinq Pères ; il est si utile et si parfait qu’il est considéré comme le guide essentiel de la vie contemplative et, comme le dit le bienheureux Nicéphore, « il conduit au salut sans peine et sans douleur ».
Est-il donc plus haut que la sainte Bible ? demandai-je.
Non, il n’est ni plus haut, ni plus saint que la Bible, mais il contient les explications lumineuses de tout ce qui reste mystérieux dans la Bible en raison de la faiblesse de notre esprit, dont la vue ne parvient pas jusqu’à ces hauteurs. Voici une image : le soleil est un astre majestueux, étincelant et superbe ; mais on ne peut le regarder à l’œil nu. Pour contempler ce roi des astres et supporter ses rayons enflammés, il faut employer un verre artificiel, infiniment plus petit et plus terne que le soleil. Eh bien, l’Écriture est ce soleil resplendissant et la Philocalie ce morceau de verre.
Écoute, maintenant, je vais te lire comment s’exercer à la prière intérieure perpétuelle.
Le starets ouvrit la Philocalie, choisit un passage de Saint Syméon le Nouveau Théologien et commença :« Demeure assis dans le silence et dans la solitude, incline » la tête, ferme les yeux ; respire plus doucement, regarde par » l’imagination, à l’intérieur de ton cœur, rassemble ton » intelligence, c’est-à-dire ta pensée, de ta tête dans ton cœur. » Dis sur la respiration : « Seigneur Jésus-Christ, ayez pitié de » moi », à voix basse, ou simplement en esprit. Efforce-toi de » chasser toutes pensées, sois patient et répète souvent cet » exercice. »Puis le starets m’expliqua tout ceci avec des exemples et nous lûmes encore dans la Philocalie les paroles de saint Grégoire le Sinaïte et des bienheureux Calliste et Ignace. Tout ce que nous lisions, le starets me l’expliquait en des termes à lui. J’écoutais avec attention et ravissement et m’efforçais de fixer toutes ces paroles dans ma mémoire avec la plus grande exactitude. Nous passâmes ainsi toute la nuit et allâmes aux matines sans avoir dormi.
Le starets , en me renvoyant, me bénit et me dit de venir chez lui, pendant mon étude de la prière, pour me confesser avec franchise et simplicité de cœur, car il est vain de s’attaquer sans guide à l’œuvre spirituelle. A l’église, je sentis en moi un zèle ardent qui me poussait à étudier avec soin la prière intérieure perpétuelle, et je demandai à Dieu de vouloir bien m’aider. Puis, je pensai qu’il me serait difficile d’aller voir le starets pour me confesser ou lui demander conseil ; à l’hôtellerie, on ne me gardera pas plus de trois jours et près de la solitude, il n’y a pas de logis… Heureusement, j’appris qu’un village se trouvait à quatre verstes. J’y allai pour chercher une place et pour mon bonheur, Dieu me favorisa. Je pus me louer comme gardien chez un paysan, à condition de passer l’été tout seul dans une hutte au fond du potager. Dieu merci – j’avais trouvé un endroit tranquille. C’est ainsi que je me mis à vivre et à étudier par les moyens indiqués la prière intérieure, en allant souvent voir le starets . Pendant une semaine, je m’exerçai dans la solitude de mon jardin à l’étude de la prière intérieure, en suivant exactement les conseils du starets . Au début, tout semblait aller bien. Puis je ressentis une grande lourdeur, de la paresse, de l’ennui, un sommeil insurmontable et les pensées s’abattirent sur moi comme les nuages. J’allai chez le starets plein de chagrin et lui exposai mon état. Il me reçut avec bonté et me dit :
— Frère bien-aimé, c’est la lutte que mène contre toi le monde obscur, car il n’est rien qu’il redoute tant que la prière du cœur. Il essaye de te gêner et de te donner du dégoût pour la prière. Mais l’ennemi n’agit que selon la volonté et la permission de Dieu, dans la mesure où cela nous est nécessaire. Il faut sans doute que ton humilité soit encore mise à l’épreuve : il est trop tôt pour atteindre par un zèle excessif au seuil même du cœur, car tu risquerais de tomber dans l’avarice spirituelle. Je vais te lire ce que dit la Philocalie à ce sujet.
Le starets chercha dans les enseignements du moine Nicéphore et lut : « Si, malgré tes efforts, mon frère, tu ne peux entrer dans la région du cœur, comme je te l’ai recommandé, fais ce que je te dis et, Dieu aidant, tu trouveras ce que tu cherches. Tu sais que la raison de tout homme est dans sa poitrine… A cette raison enlève donc toute pensée (tu le peux si tu veux) et donne-lui le « Seigneur Jésus-Christ, ayez pitié de moi ». Efforce-toi de remplacer par cette invocation intérieure toute autre pensée et, à la longue, cela t’ouvrira sûrement le seuil du cœur, c’est là un fait prouvé par l’expérience. »
— Tu vois ce qu’enseignent les Pères dans ce cas, me dit le starets. C’est pourquoi tu dois accepter ce commandement avec confiance et réciter autant que tu le peux la prière de Jésus. Voici un rosaire avec lequel tu pourras faire au début trois mille oraisons par jour. Debout, assis, couché ou en marchant dis sans cesse : Seigneur Jésus-Christ, ayez pitié de moi ! doucement et sans hâte. Et récite exactement trois mille oraisons par jour sans en ajouter ou en retrancher aucune. C’est ainsi que tu parviendras à l’activité perpétuelle du cœur.Je reçus avec joie ces paroles du starets et m’en retournai chez moi. Je me mis à faire exactement et fidèlement ce qu’il m’avait enseigné. Pendant deux jours, j’y eus quelque difficulté, puis cela devint si facile que lorsque je ne disais pas la prière, je sentais comme un besoin de la reprendre et elle coulait avec facilité et légèreté sans rien de la contrainte du début.Je racontai cela au starets, qui m’ordonna de réciter six mille oraisons par jour et me dit :
Sois sans trouble et efforce-toi seulement de t’en tenir fidèlement au nombre d’oraisons qui t’est prescrit : Dieu te fera miséricorde.
Pendant toute une semaine, je demeurai dans ma cabane solitaire à réciter chaque jour mes six mille oraisons sans me soucier de rien autre et sans avoir à lutter contre les pensées ; j’essayais seulement d’observer exactement le commandement du starets. Qu’arriva-t-il ? Je m’habituai si bien à la prière que, si je m’arrêtais un court instant, je sentais un vide comme si j’avais perdu quelque chose dès que je reprenais ma prière, j’étais de nouveau léger et heureux. Si je rencontrais quelqu’un, je n’avais plus envie de parler, je désirais seulement être dans la solitude et réciter la prière ; tellement je m’y trouvais habitué au bout d’une semaine. Le starets qui ne m’avait pas vu depuis dix jours vint lui-même prendre de mes nouvelles ; je lui expliquai ce qui m’arrivait. Après m’avoir écouté, il dit :— Te voilà habitué à la prière. Vois-tu, il faut maintenant garder cette habitude et la fortifier : ne perds pas de temps et, avec l’aide de Dieu, prends la résolution de réciter douze mille oraisons par jour ; demeure dans la solitude, lève-toi un peu plus tôt, couche-toi un peu plus tard et viens me voir deux fois par mois, pour son enseignement paternel, je lui demandai de me laisser comme bénédiction le rosaire avec lequel il priait toujours. Ainsi je restai seul. L’été s’acheva, on récolta les fruits du jardin. Je n’avais plus où vivre. Le paysan me donna deux roubles d’argent comme salaire, remplit mon sac de pain pour la route et je repris ma vie errante ; mais je n’étais plus dans le besoin comme jadis : l’invocation du nom de Jésus-Christ me réjouissait tout le long du chemin et tout le monde me traitait avec bonté ; il semblait que tous s’étaient mis à m’aimer. Un jour je me demandai que faire avec les roubles que m’avait donnés le paysan. A quoi me servent-ils ? Oui !
Eh bien, je n’ai plus de starets , personne pour me guider ; je vais acheter une Philocalie et j’y apprendrai la prière intérieure. J’arrivai dans un chef-lieu de gouvernement et me mis à chercher par les boutiques une Philocalie ; j’en trouvai bien une, mais le marchand en voulait trois roubles et je n’en avais que deux ; j’eus beau marchander, il ne voulut rien rabattre ; enfin, il me dit :
Va donc voir dans cette église, demande au sacristain ; il a un vieux livre comme ça, qu’il te cédera peut-être pour tes deux roubles. J’y allai et achetai en effet pour deux roubles une Philocalie fort vieille et abîmée ; j’en fus tout heureux. Je la raccommodai comme je pus avec de l’étoffe et la mis dans mon sac avec la Bible.
Voilà comment je vais maintenant, disant sans cesse la prière de Jésus, qui m’est plus chère et plus douce que tout au monde. Parfois, je fais plus de soixante-dix verstes en un jour et je ne sens pas que je vais ; je sens seulement que je dis la prière. Quand un froid violent me saisit, je récite la prière avec plus d’attention et bientôt je suis tout réchauffé. Si la faim devient trop forte, j’invoque plus souvent le nom de Jésus-Christ et je ne me rappelle plus avoir eu faim. Si je me sens malade et que mon dos ou mes jambes me fassent mal, je me concentre dans la prière et je ne sens plus la douleur.
Lorsque quelqu’un m’offense, je ne pense qu’à la bienfaisante prière de Jésus ; aussitôt, colère ou peine disparaissent et j’oublie tout. Mon esprit est devenu tout simple. Je n’ai souci de rien, rien ne m’occupe, rien de ce qui est extérieur ne me retient, je voudrais être toujours dans la solitude ; par habitude, je n’ai qu’un seul besoin : réciter sans cesse la prière, et, quand je le fais, je deviens tout gai. Dieu sait ce qui se fait en moi. Naturellement, ce ne sont là que des impressions sensibles ou, comme disait le starets, l’effet de la nature et d’une habitude acquise ; mais je n’ose encore me mettre à l’étude de la prière spirituelle à l’intérieur du cœur, je suis trop indigne et trop bête. J’attends l’heure de Dieu, espérant en la prière de mon défunt starets . Ainsi, je ne suis pas encore parvenu à la prière spirituelle du cœur, spontanée et perpétuelle ; mais, grâce à Dieu, je comprends clairement maintenant ce que signifie la parole de l’Apôtre que j’entendis jadis :
« Priez sans cesse »
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