Travaux spirituels
Mon Dieu ! Quelle joie, quelle consolation, quel ravissement je ressentis en franchissant le seuil de ce réduit ou pour mieux dire de ce tombeau ; il m’apparaissait comme un magnifique palais rempli de gaîté et je me dis : eh bien, maintenant, dans ce calme et dans cette paix, il faut travailler sérieusement et prier le Seigneur de m’éclairer l’esprit. Aussi je commençai à lire la Philocalie du début à la fin avec grande attention.En quelque temps, j’eus achevé ma lecture et me rendis compte de la sagesse, de la sainteté et de la profondeur de ce livre. Mais comme il y est traité de nombreux sujets, je ne pouvais tout comprendre ni rassembler les forces de mon esprit sur le seul enseignement de la prière intérieure afin de parvenir à la prière spontanée et perpétuelle à l’intérieur du cœur. J’en avais pourtant grande envie, d’après le commandement divin transmis par l’Apôtre : cherchez les dons les plus parfaits et aussi: n’éteignez pas l’esprit .
J’avais beau réfléchir, je ne savais que faire. Je n’ai pas assez d’intelligence
ni de compréhension, et personne pour m’aider. Je m’en vais ennuyer le Seigneur à force de prières et peut-être voudra-t-il éclairer mon esprit. Je passai ainsi une journée à prier sans m’arrêter un instant ; mes pensées s’apaisèrent et je m’endormis ; voilà qu’en songe je me vois dans la cellule de mon starets et il m’explique la Philocalie en disant : ce saint livre est rempli d’une grande sagesse. C’est un trésor mystérieux d’enseignements sur les desseins secrets de Dieu. Il n’est pas accessible en tout endroit et à quiconque ; mais il contient des maximes à la mesure de chacun, profondes pour les esprits profonds, et simples pour les simples.
C’est pourquoi, vous, les gens simples, ne devez pas lire les livres des Pères à la suite comme ils sont placés ici. C’est une disposition conforme à la théologie ; mais celui qui n’est pas instruit et désire apprendre la prière intérieure dans la Philocalie doit pratiquer l’ordre suivant : 1 – d’abord lire le livre du moine Nicéphore (dans la deuxième partie) ; puis 2 – le livre de Grégoire le Sinaïte en entier, sauf les chapitres brefs ; 3 – les trois formes de la prière de Syméon le Nouveau Théologien et son traité de la Foi ; et ensuite 4 – le livre de Calliste et Ignace. Dans ces textes, on trouve l’enseignement complet de la prière intérieure du cœur, à la portée de chacun.
Si tu veux un texte encore plus compréhensible, prends dans la quatrième partie le modèle abrégé de prière de Calliste, patriarche de Constantinople. Et moi, tenant quasiment la Philocalie en mains, je cherchais le passage indiquésans parvenir à le trouver.Le starets tournant quelques pages, me dit :Le voilà, je vais te le marquer!Et ramassant un charbon par terre, il fit un trait sur le côté de la page face au passage indiqué. J’écoutais attentivement toutes les paroles du starets et essayais de les fixer dans ma mémoire avec fermeté et en détail.
Je me réveillai et, comme il ne faisait pas encore jour, je restai étendu, me rappelant tout ce que j’avais vu en songe et répétant ce que m’avait dit le starets. Puis je me mis à réfléchir : Dieu sait si c’est l’âme de mon défunt starets qui m’apparaît ainsi ou mes propres idées qui prennent cette forme, car je pense souvent et longtemps à la Philocalie et au starets ! Je me levai dans cette incertitude d’esprit ; il commençait à faire clair. Et, soudain, je vois sur la pierre qui me tenait lieu de table la Philocalie ouverte à la page indiquée par le starets et marquée d’un trait de charbon,exactement comme dans mon rêve ; le charbon lui-même était encore à côté du livre.J’en fus frappé, car je me rappelais que le livre n’était pas là, la veille ; je l’avais placé, fermé, près de moi avant de m’endormir et je me rappelais aussi qu’il n’y avait aucune marque à cette page. Cet événement me donna foi dans la vérité de l’apparition et m’assura de la sainteté de la mémoire de mon starets.
Ainsi je recommençai à lire la Philocalie selon l’ordre indiqué.Je lus une fois, puis encore une autre et cette lecture enflamma mon zèle et mon désir d’éprouver en actions tout ce que j’avais lu. Je découvris clairement le sens de la prière intérieure, les moyens d’y parvenir et ses effets ; je compris commentelle réjouit l’âme et le cœur et comment on peut distinguer si ce bonheur vient de Dieu, de la nature saine, ou de l’illusion.Je cherchai avant tout à découvrir le lieu du cœur, selon l’enseignement de saint Syméon le Nouveau Théologien. Ayant fermé les yeux, je dirigeais mon regard vers le cœur, essayant de me le représenter tel qu’il est dans la partie gauche de la poitrine et écoutant soigneusement son battement. Je pratiquai cet exercice d’abord pendant une demi-heure, plusieurs fois par jour ; au début, je ne voyais rien que ténèbres ; bientôt mon cœur apparut et je sentis son mouvement profond ; puis je parvins à introduire dans mon cœur la prière de Jésus et à l’en faire sortir, au rythme de la respiration, selon l’enseignement de saint Grégoire le Sinaïte, et de Calliste et Ignace : pour cela, en regardant par l’esprit dans mon cœur, j’inspirais l’air et le gardais dans ma poitrine en disant : Seigneur Jésus-Christ, et je l’expirais en disant : ayez pitié de moi.
Je m’exerçai d’abord pendant une heure ou deux, puis je m’appliquai de plus en plus fréquemment à cette occupation et, à la fin, j’y passais presque tout le jour. Lorsque je me sentais alourdi, fatigué ou inquiet, je lisais immédiatement dans laPhilocalie les passages qui traitent de l’activité du cœur, et le désir et le zèle pour la prière renaissaient en moi. Au bout de trois semaines, je ressentis une douleur au cœur, puis une tiédeur agréable et un sentiment de consolation et de paix. Cela me donna plus de force pour m’exercer à la prière, à laquelle s’attachaient toutes mes pensées et je commençai à sentir une grande joie. A partir de ce moment, j’éprouvai de temps à autre diverses sensations nouvelles dans le cœur et dans l’esprit.
Parfois il y avait comme un bouillonnement dans mon cœur et une légèreté, une liberté, une joie si grandes, que j’en étais transformé et me sentais en extase. Parfois, je sentais un amour ardent pour Jésus-Christ et pour toute la création divine. Parfois mes larmescoulaient d’elles-mêmes par reconnaissance pour le Seigneur qui avait eu pitié de moi, pécheur endurci. Parfois mon esprit borné s’illuminait tellement que je comprenais clairement ce que jadis je n’aurais pas même pu concevoir. Parfois la douce chaleur de mon cœur se répandait dans tout mon être et je sentais avec émotion la présence innombrable du Seigneur. Parfois je ressentais une joie puissante et profonde, à l’invocation du nom de Jésus-Christ et je comprenais ce que signifie sa parole : Le Royaume de Dieu est à l’intérieur de vous .
Au milieu de ces consolations bienfaisantes, je remarquai que les effets de la
prière du cœur apparaissent sous trois formes : dans l’esprit, dans les sens et dans l’intelligence. Dans l’esprit, par exemple, la douceur de l’amour de Dieu, le calme intérieur, le ravissement de l’esprit, la pureté des pensées, la splendeur de l’idée de Dieu ; dans les sens, l’agréable chaleur du cœur, la plénitude de douceur dans les membres, le bouillonnement de la joie dans le cœur, la légèreté, la vigueur de la vie, l’insensibilité aux maladies ou aux peines ; dans l’intelligence, l’illumination de la raison, la compréhension de l’Écriture sainte, la connaissance du langage de la création, le détachement des vains soucis, la conscience de la douceur de la vie intérieure, la certitude de la proximité de Dieu et de son amour pour nous .
Après cinq mois solitaires dans ces travaux et dans ce bonheur, je m’habituai si bien à la prière du cœur que je la pratiquais sans cesse et qu’à la fin je sentis qu’elle se faisait d’elle-même sans aucune activité de ma part ; elle jaillissait dans mon esprit et dans mon cœur non seulement en état de veille, mais même pendant le sommeil, et ne s’interrompait plus une seconde. Mon âme remerciait le Seigneur et mon cœur exultait d’une joie incessante.Le temps de la coupe arriva, les bûcherons se rassemblèrent et je dus quitter
ma demeure silencieuse. Ayant remercié le garde forestier et récité une prière, je baisai ce coin de terre où le Seigneur avait bien voulu me manifester sa bonté, je mis mon sac sur mes épaules et je partis.
Je marchai très longtemps et je parcourus bien des pays avant d’entrer dans Irkoutsk. La prière spontanée du cœur a été ma consolation tout le long de la route, elle n’a jamais cessé de me réjouir, bien qu’à des degrés divers ; nulle part et à aucun moment elle ne m’a gêné, rien n’a jamais pu l’amoindrir. Si je travaille, la prière agit d’elle-même dans mon cœur et mon travail va plus vite ; si j’écoute ou lis quelque chose avec attention, la prière ne cesse pas, et je sens au même moment l’un et l’autre comme si j’étais dédoublé ou que dans mon corps se trouvaient deux âmes. Mon Dieu ! Combien l’homme est mystérieux !