Chapitre 20 - Martyre du bon Larron
Saint Dimas est-il martyr proprement dit ? - Trois conditions requises pour le martyre. - Sentiment de saint Cyprien, de saint Augustin, de saint Jérôme, de saint Bernard. - Le brisement des jambes et des cuisses ordonné en haine de Notre-Seigneur. - Le crurifragium ou supplice distinct du crucifiement. - Exemples du crurifragium chez les païens. - La loi des Juifs ne le commandait pas. - Témoignage d'Origène. - La coutume ne l'autorisait pas. - Belles explications des Pères. - Sage réserve de l'Église romaine. - Elle autorise l'office du bon Larron sous le titre de confesseur. - Décision de la Congrégation des Rites. Pour faire de Dimas le chef-d'œuvre accompli de la beauté morale, il semble manquer une perle à sa couronne. Cette perle est la plus précieuse de toutes. Seule elle fait resplendir de tout leur éclat les héroïques vertus du soldat couronné : nous avons nommé le martyre. Tel en est le prix, qu'il élève, dans la gloire, le plus humble chrétien, au-dessus de tous les saints, docteurs, pontifes, anachorètes, missionnaires, qui ne sont pas martyrs. Une pareille gloire manque-t-elle à notre bienheureux ?
La réponse aux questions suivantes va nous le dire. Quelles sont les conditions requises pour le martyre ? Saint Dimas les a-t-il remplies ? Suivant la théologie catholique, trois choses constituent le martyre : souffrir la mort ou des tourments capables de la donner, la souffrir volontairement, la souffrir pour la défense de la vraie foi ou d'une autre vertu chrétienne. La définition est à peine donnée, qu'on s'empresse de répondre : saint Dimas n'est pas martyr. Ses souffrances n'ont pas été volontaires et il ne les a pas endurées pour la défense de la foi. Le grand martyr de Carthage, saint Cyprien, réplique excellemment : «Dans la passion de ce voleur, dit-il, il faut distinguer deux temps, deux hommes, deux sangs. Le sang versé avant la foi fut le sang d'un voleur ; après la foi, le sang d'un chrétien. Le sang du voleur fut le châtiment du crime ; mais le sang du voleur, versé en témoignage de la foi chrétienne, pour affirmer la divinité du Fils de Dieu, fut le sang d'un confesseur (on sait que, dans les premiers siècles, les mots confessor et martyr se prenaient souvent l'un pour l'autre).
Saint Augustin rapporte le sentiment de son illustre collègue. «Le Larron, non disciple de Notre-Seigneur avant la croix, mais confesseur sur la croix, est mis par saint Cyprien au nombre des martyrs. En effet, pour avoir confessé Jésus 45 crucifié, il eut autant de mérite que s'il avait été crucifié pour Jésus. La mesure du martyr se trouve dans celui qui crut en Jésus-Christ, au moment où faisaient défection les futurs martyrs». Ailleurs, le savant évêque, s'exprime ainsi : «Le Larron, élu avant d'être appelé, ami avant d'être serviteur, maître avant d'être disciple, de voleur devient confesseur. Sans doute, voleur il commence son supplice, mais par un prodige ineffable, martyr il le consomme». Nous trouvons la même pensée de saint Jérôme : «Le Larron, dit le grand docteur, change la croix pour le paradis, et de la peine de ses meurtres fait un martyre». Mais écoutons saint Bernard : «O bienheureux Larron, que dis-je ? non Larron, mais martyr et confesseur ! il fait librement de la nécessité vertu, et change la peine en gloire et la croix en triomphe. En vous, très heureux confesseur et martyr, le Sauveur recueille les restes de la foi, au milieu du monde entier qui n'en a plus. Les disciples s'enfuient, Pierre renie, et vous avez le bonheur d'être l'associé et le compagnon de Sa Passion. Sur la croix vous fûtes Pierre, et, dans la maison de Caïphe, Pierre fut larron.
«Aussi longtemps Pierre fut larron, que, cachant intérieurement ce qu'il était, il reniait extérieurement son divin Maître. Voilà pourquoi vous avez précédé Pierre dans le paradis. Car Celui qui, vous embrassant sur la croix, est devenu votre chef et votre guide, le jour même où Il est entré dans Son royaume, y a introduit avec lui Son fidèle et glorieux soldat». Voilà des autorités, assurément bien respectables, qui n'hésitent pas à donner à notre saint le titre de martyr. On le lui donne, parce qu'il a souffert, du moins en partie, le supplice de la croix, en témoignage de la divinité de Notre-Seigneur. Afin d'assurer à Dimas ce titre glorieux, ajoutons un autre supplice qui, au jugement de plusieurs, lui fut infligé pour le punir de sa profession de foi. Il s'agit du crurifragium, ou brisement des jambes et des cuisses. Le crucifiement et le brisement des jambes étaient deux supplices distincts : l'un n'entraînait pas l'autre.
L'histoire profane en fournit des preuves nombreuses. «Auguste, écrit Suétone, ayant découvert que Thallus, son secrétaire, avait livré une lettre et reçu pour cela cinq cents deniers, ce prince lui fit rompre les jambes et les cuisses». Le même auteur impute à Tibère l'abomination suivante : «On dit qu'un jour, offrant un sacrifice, il fut épris de la beauté d'un jeune servant, qui tenait la cassolette des parfums. La cérémonie religieuse fut à peine finie, qu'emporté par sa passion, il souilla sur le lieu même ce jeune homme, .ainsi que son frère, joueur de flûte ; puis, comme les deux frères lui reprochaient son crime, il leur fit sur-le-champ rompre les jambes». Dans Sénèque, nous voyons Sylla traiter de la même manière Marcus Marius Gratidianus. Le crurifragiurn n'était pas particulier aux Romains. Ce genre de supplice s'exerçait chez les autres peuples de l'antiquité. Polybe rapporte qu'en Afrique, une peuplade rebelle, s'étant emparée des plus illustres citoyens de Carthage, les mutila, leur rompit les jambes et les jeta encore vivants dans une fosse. Inutile d'ajouter que la même torture fut largement employée à l'égard des martyrs.
Parmi bien d'autres, les Actes de saint Adrien en offrent un exemple qui peut donner une idée de la cruauté des tyrans impériaux et de la constance des confesseurs de la foi. Tous ces faits nous montrent le brisement des jambes sans le crucifiement, et ceux que nous avons précédemment cités, nous ont montré le crucifiement sans le brisement des jambes. Les peuples anciens étaient si peu pressés de faire mourir les crucifiés, qu'on les laissait expirer sur la croix le plus lentement possible. Ainsi le voulait le législateur, afin d'aggraver leurs souffrances et de prolonger la leçon de terreur donnée par leur supplice. Pour accélérer leur mort, il fallait, disent les anciens jurisconsultes Paul et Ulpien, ou l'anniversaire de la naissance du prince, ou la demande des parents, ou telle autre raison grave ; autrement on les laissait pourrir sur le gibet.Pas plus chez les Juifs que chez les païens, le crurifragium n'était la conséquence nécessaire du crucifiement. Nulle part on ne trouve l'indice du contraire. Le texte du Deutéronome, qui règle le supplice de la croix, n'en dit pas un mot. Le voici : «Lorsqu'un homme aura commis un crime capital et que, condamné à mort, il aura été suspendu au gibet, son cadavre ne demeurera pas sur le bois ; mais le même jour il sera enseveli, afin de ne pas souiller la terre dont le Seigneur ton Dieu te mettra en possession» (XXI, 22-23). La loi ordonne de déposer le cadavre des crucifiés avant la fin du jour, mais elle ne dit nullement que, pour les faire mourir avant l'heure réglementaire, on doit leur rompre les jambes et les cuisses. Du moins était-ce l'usage de recourir à ce barbare moyen ? Rien, absolument rien n'autorise à le penser. Bien mieux, le contraire semble résulter clairement du texte évangélique. Écoutons Origène, si rapproché du temps de Notre-Seigneur et si bien instruit des usages de l'Orient. Sur ces paroles de saint Jean : Les Juifs donc demandèrent à Pilate, qu'on leur rompit les jambes et qu'on les enlevât, il dit : «Ce fait eut lieu le jour de la mort du Seigneur. Mais, pour ordonner de lui briser les jambes, Pilate n'invoque pas la coutume. L'Apôtre le fait bien entendre, en écrivant qu'ils demandèrent à Pilate qu'on leur rompît les jambes et qu'on les descendît de la croix. Où était la nécessité de venir solliciter cela comme une grâce, si tel était l'usage ?»
En demandant ce cruel supplice, les Juifs agissaient même contre la coutume. Elle consistait à donner au crucifié, dont on voulait accélérer la mort, un coup de lance sous les aisselles, vers la région du cœur : ce qui était une manière beaucoup moins barbare de lui ôter la vie. Nous devons ce détail à Origène qui, vivant à l'époque des persécutions, connaissait mieux que personne les détails des exécutions capitales. De là, l'étonnement de Pilate en apprenant la prompte mort de Notre-Seigneur. D'une part, il n'avait pas, sans doute pour plaire aux Juifs, donné ordre de porter au Sauveur le coup de lance ordinaire ; d'autre part, il savait que les crucifiés vivaient sur la croix, non seulement quelques heures, mais des jours et des nuits entières. Grande fut donc sa surprise, lorsque le centurion, envoyé pour rompre les jambes aux condamnés, vint lui annoncer que Jésus était mort avant ce supplice. Quant au coup de lance donné au Sauveur, outre les raisons mystérieuses pour lesquelles la Providence le permit, il trouve son explication dans la coutume que nous venons de rapporter. Pour s'assurer si Notre-Seigneur était véritablement mort, et Lui ôter le dernier souffle de vie qui pouvait Lui rester, un soldat fit à Son égard ce qu'il était d'usage de faire à l'usage des crucifiés. 46 Sous une forme différente, la coutume dont parle Origène s'était conservée dans l'ancienne législation criminelle des nations européennes. Au coupable condamné à être rompu, le bourreau commençait par porter un coup sur la région du cœur, afin d'amortir la douleur causée par la rupture des bras et des jambes. Dans le cas ou le supplicié méritait une plus longue torture, le coup sur le cœur n'était porté qu'en dernier lieu. C'est ce qu'on appelait le coup de grâce.
Pourquoi donc, au lieu du coup de lance, les chefs de la Synagogue demandèrent-ils le brisement des os ? Évidemment par haine pour Notre-Seigneur et surtout pour le bon Larron. Ils n'avaient pas oublié que, s'ils avaient voulu faire changer l'écriteau qui proclamait la royauté du Sauveur, Dimas avait, autant qu'il était en son pouvoir, justifié la rédaction de Pilate, et par conséquent accusé hautement les Juifs du plus grand des forfaits. Le brisement des jambes devait expier son courage. Que telle ait été l'intention des Juifs, les Pères de l'Église paraissent n'en pas douter. Ils vinrent donc, dit l'Évangile, et du premier et de l'autre, ils rompirent les jambes, primi et alterius. Suivant Luc de Burgos, le premier indique le bon Larron crucifié à la droite de Notre-Seigneur et qui respirait encore». Pourquoi, demande saint Grégoire le Grand, tous ces détails minutieux ? Est-il permis de croire qu'ils ne cachent pas quelque mystère ? Pourquoi ne pas dire simplement : ils rompirent les jambes aux deux voleurs, si ce n'est pour indiquer dans ce mot de premier et d'autre, un sens caché ?»
Quel est ce sens ? Euthymius, cité par le savant Père Sylveira, va nous le dire. «Par ce mot de premier, l'Évangile désigne le larron crucifié à la droite de Notre-Seigneur et converti. Comme le juste est toujours le premier à recevoir les coups, c'est par lui que les Juifs commencèrent, furieux qu'ils étaient contre lui, pour avoir pris la défense du Seigneur» De toutes ces circonstances, le célèbre commentateur conclut hardiment que saint Dimas est un vrai martyr, et que les Pères de l'Église ont eu raison de lui donner ce titre. «Pleins de haine, les Juifs commencent par lui l'affreux supplice du crurifragium. Dimas l'ayant souffert sans se plaindre, en continuation du magnifique témoignage qu'il avait rendu à l'innocence et à la royauté de Notre-Seigneur, je n'hésite pas plus que les saints Pères à l'appeler martyr». Malgré tous ces témoignages, nous devons à la vérité de l'histoire de dire que, sur le martyre de saint Dimas, il y a deux sentiments : l'un qui lui donne le titre de martyr proprement dit, l'autre qui le lui refuse. Dans le dernier siècle, la Congrégation des Rites fut saisie de la question. Sa décision donne lieu d'admirer une fois de plus la sage réserve de l'Église romaine. Sans blâmer l'opinion des Pères et des docteurs, qui attribue à saint Dimas le titre de vrai martyr, la Congrégation adopta, pour la liturgie, l'opinion contraire. C'est sous le titre de Confesseur non Pontife, qu'elle autorisa l'office du bon Larron. Afin d'éviter toute critique, elle supprima même le nom traditionnel de Dimas.