Chapitre 23 - Imitateurs du bon Larron en Orient et en Octident - (suite)
Le Mandrin de la Thrace. - Ses actes de brigandage. - Vains efforts pour l'arrêter. - Conduite admirable de l'empereur Maurice. - Le brigand converti. - Sa maladie. - Sa pénitence. - Sa mort. - Son jugement. - Récit du médecin. - Le jeune voleur de Cluni. - Audacieux brigand. - Sa rencontre avec saint Odon. - Sa conversion. - Sa sainteté. -
Héroïsme de sa pénitence. - Sa précieuse mort. Retournons dans les montagnes, et voyons la miséricorde continuant d'opérer Ses soudaines merveilles, parmi les clients privilégiés du bon Larron. Saint Anastase du mont Sinaï, après avoir rapporté la conversion du larron de saint Jean, s'exprime ainsi : «Ce fait est d'autant plus digne de créance, qu'il n'est pas seul. Nous l'avons vu se produire au Calvaire, où, d'un insigne voleur, une seule parole de foi fit un grand saint. Nous l'avons retrouvé depuis, dans un grand nombre d'affreux pécheurs, et en particulier dans le brigand fameux qui a vécu de notre temps, sous le règne de l'empereur Maurice, et dont voici l'histoire. «Sur les frontières de la Thrace, un chef de voleurs avait établi son repaire. Courageux comme un lion, cruel comme un tigre, il avait rendu les chemins impraticables. Un grand nombre de soldats et d'archers n'avaient pu, malgré tous les stratagèmes, réussir à le prendre. Le pieux empereur, en étant informé, fit venir un de ses jeunes officiers, et, détachant les reliques suspendues à sort cou : «Allez», lui dit-il, «porter cela au chef des brigands». «Le messager s'acquitte de la commission, Le voleur n'a pas plus tôt reçu ces reliques que, frappé comme par une puissance divine, il se trouve tout à coup changé. De loup cruel il devient un doux agneau, et vient se jeter aux pieds de l'empereur, à qui il fait l'aveu de tous ses crimes. Peu de jours après, il est pris d'une fièvre violente et transporté à l'hôpital de Saint-Samson.
«Là, sur son lit de souffrances, il se tournait vers les pieux infirmiers, leur accusait ses fautes, et ne cessait de répéter cette prière : «Mon doux Maître, je ne Vous demande rien de nouveau. Comme Vous avez fait éclater Votre miséricorde à l'égard d'un voleur qui m'a précédé, répandez-la aussi sur moi, qui suis un voleur comme lui. Recevez les larmes que je répands sur ce lit, où je vais bientôt mourir. Faites qu'elles effacent l'arrêt de ma condamnation, et passez l'éponge de Votre miséricorde sur mes crimes, dont rien ne saurait donner l'idée». «Pendant de longues heures, ce larron pénitent ne cessait de redire les mêmes paroles, essuyant ses larmes avec un mouchoir ,jusqu'à son dernier soupir. Lorsqu'il expira, l'excellent médecin de cet hôpital était chez lui, dormant d'un pro-fond sommeil.
Vers l'heure où le larron mourait, il vit en songe une grande troupe d'Éthiopiens, qui entouraient le lit du moribond. Dans leurs mains, ils tenaient de nombreux papiers, où étaient écrites toutes les scélératesses du voleur. «Bientôt survinrent deux personnages vêtus de blanc. Dans une balance, les Éthiopiens jetèrent toutes les cédules du voleur : un des plateaux descendit jusqu'en bas, et l'autre monta. Les deux anges de lumière se dirent : «N'avons-nous donc rien à mettre ? - Que pourrions-nous avoir ?» répondit l'un d'eux, «il n'y a pas encore dix jours, qu'il a cessé de commettre des meurtres et quitté sa caverne ? Quoi de bon pouvons-nous lui demander ?» Ayant ainsi parlé, ils parurent chercher avec les mains dans le lit du mourant, pour voir s'ils ne trouveraient pas quelque chose de bon. A leurs recherches s'offrit le mouchoir, dont le voleur s'était servi pour essuyer ses larmes : il en était encore tout trempé. «Voici son mouchoir», dit un des anges, «mettons-le dans le plateau avec la miséricorde de Dieu. Ce sera au moins quelque chose». A peine il y fut déposé, que le plateau baissa et que toutes les obligations, placées dans l'autre plateau, disparurent. Alors les anges s'écrièrent d'une commune voix : «Vive la miséricorde de Dieu !» Puis, ils emportèrent avec eux l'âme du bienheureux larron.
Et les Éthiopiens confus prirent la fuite. Cependant le médecin vient de bon matin, pour faire sa visite. Il trouve le voleur encore chaud, prend le mouchoir humide de larmes. Informé par les malades voisins, des prières et des larmes du défunt, il court à l'empereur, à qui il raconte tout ce qui vient de se passer. Le récit écouté avec attendrissement par le pieux monarque, le médecin ajoute : «Seigneur, rendons grâces à Dieu. Nous connaissions un larron sauvé sur la croix par la confession de la divinité du Sauveur ; aux jours de votre empire nous venons de voir un autre larron sauvé par l'aveu de ses fautes et les larmes du repentir. Ces faits sont aussi consolants qu'incontestables ; néanmoins, la prudence veut qu'en pensant à l'heure terrible de la mort, nous la prévenions par une vie pénitente». Ainsi, dans le larron du Calvaire, quatre paroles ; dans celui-ci, quelques larmes suffisent pour expier toute une vie d'iniquités. Pourquoi en serait-il autrement ?
La miséricorde de Dieu n'est pas moins prompte que la tentation. Si un instant suffit pour tomber dans le péché mortel et perdre l'âme la plus sainte, d'où vient qu'un instant ne suffirait pas pour convertir le plus grand pécheur ? Forts de cette consolante certitude, passons de l'Orient à l'Occident, des siècles anciens à des âges plus rapprochés du nôtre : nous verrons que la miséricorde ne vieillit pas et que son action ne connaît ni obstacles ni frontières. Un de nos plus glorieux et de nos plus aimables compatriotes, saint Odon, abbé de Cluni, étant un jour en voyage, fut rencontré par des voleurs. A la vue de ce visage, où respirent la bonté et la sérénité, au son de cette voix, dont la douceur égale celle du miel, un des voleurs, touché de componction, tombe à ses pieds et le conjure à voix basse d'avoir pitié de lui.
«Que voulez-vous, mon fils ? lui dit l'homme de Dieu. - Me retirer dans votre monastère, répond le jeune voleur. - Connaissez-vous quelqu'un dans ce pays ? - Je suis connu de tous les nobles et de tous les vauriens». On voit par là que le malheureux était d'une bonne famille. «Allez, et demain vous viendrez me trouver accompagné d'un des premiers habitants de la contrée». Il fit ce qui lui était commandé. Le lendemain il se présente au monastère avec un des plus nobles barons. S'adressant à ce seigneur, Odon lui dit : «Connaissez-vous ce jeune homme ? Quelle est sa vie ? Quelles sont ses mœurs ? - Je le connais, répond ce seigneur, pour un insigne brigand, latronem imprimis insignem. - Mon fils, dit alors le saint au voleur, changez de conduite ; puis vous viendrez et vous serez reçu au monastère. - Mon Père, reprend le jeune homme, si vous me renvoyez aujourd'hui, demain ,je serai perdu, et Dieu vous demandera compte de mon âme». Touché de compassion, le saint consentit à son entrée dans le monastère. Après les épreuves d'usage, il devint religieux et fut adjoint au frère cellérier, avec ordre de lui obéir en tout.
Comme il ne savait pas lire, il eut à remplir une double tâche : le travail matériel et l'étude. Il se montra si courageux à s'acquitter de l'une et de l'autre, que d'une main, il aidait le frère cellérier, et de l'autre, il tenait le Psautier. Le Seigneur, content de sa ferveur, l'appela bientôt à Lui. Près de mourir, il fit demander au bienheureux Odon de venir le visiter, voulant parler à lui seul. «Mon fils, lui dit le saint, avez-vous commis quelque péché depuis que vous êtes religieux ? - Oui, mon Père, répond le malade, j'ai commis une faute. Sans que vous le sachiez, j'ai donné ma tunique à un pauvre qui était nu, et pris dans le cellier une corde en crin. - Qu'en avez-vous fait ? - Je m'en suis serré les reins, afin de réprimer la voracité dont j'étais esclave». Surpris et touché, l'homme de Dieu voulut lui ôter ce lien si dur ; mais, en le retirant, il amena du pus et de la chair à laquelle il adhérait. Sans plainte ni émotion, le bienheureux mourant ajouta : «Cette nuit, mon Père, je me suis vu transporté en songe dans le ciel. A ma rencontré est venue une femme rayonnante de lumière et d'une grande majesté, et lorsqu'elle a été près de moi, elle m'a dit : «Me connaissez-vous ?» J'ai répondu que non. «Je suis, a-t-elle ajouté, la Mère de la miséricorde». Et moi je lui ai dit : «O Madame, que m'ordonnez-vous de faire ?» Elle a repris : «Dans trois jours, à telle heure, vous viendrez ici». Le jour et l'heure annoncés vinrent en effet, et le religieux mourut, afin qu'on connût avec certitude la vérité de sa vision. C'est à partir de ce moment que le bienheureux Odon prit l'habitude d'appeler la sainte Vierge : Mère de la miséricorde, Mater misericordia. Encore une de nos belles invocations à Marie, dont la plupart ignorent la miraculeuse origine.