Chapitre 26 - Récompense du bon Larron
Délicieux mystère accompli dans son âme. - Il sent qu'il est pardonné. - Il est assuré de persévérer. - Assuré de pos
séder une gloire sans tache, un bonheur sans mélange et sans fin. - Avant-goût de ce bonheur. - Admiration de saint Bernard. - Heure mystérieuse à laquelle le Paradis lui fut promis. - Quel est ce Paradis ? - Explication de saint Augustin et de saint Thomas.
Est-il entré le premier dans le Paradis ? Dimas avait fait ce que doit faire tout pécheur pénitent. Il était rentré en lui même, il s'était repenti, il s'était confessé, ïl s'était tourné vers Dieu qu'il avait si longtemps offensé. Tout cela, il l'avait fait avec une sincérité complète et avec un courage héroïque. Aussitôt la miséricorde, ne trouvant plus d'obstacles, entre dans son âme, comme la lumière dans l'appartement ouvert à ses rayons. Ce n'est pas assez : la miséricorde se jette sur lui comme l'abeille sur la fleur, comme la plus tendre mère sur l'enfant de son amour, perdu depuis longtemps. Que dire pour donner une idée de ce délicieux mystère ? Un grand criminel est condamné à mort. Il est seul au fond d'un noir cachot, attaché par les pieds et par les mains. Toute sa vie d'iniquités se dresse devant lui. Avant qu'il monte à l'échafaud, deux bourreaux le torturent : dans le passé, le remords ; dans l'avenir, la vue du supplice. Enfin, un bruit inaccoutumé frappe ses oreilles : c'est le geôlier qui vient, avec ses grosses clefs, ouvrir la porte du cachot aux agents de la justice. Le coupable est emmené. Quelques heures encore, et il aura subi une mort honteuse et cruelle.
Au milieu des funèbres apprêts, le roi arrive et lui dit : «Vous êtes pardonné». Dira qui pourra l'impression de bonheur que produirait cette parole sur le malheureux condamné. Mille fois plus grand fut le bonheur de Dimas, lorsqu'il entendit le Sauveur lui dire : «Aujourd'hui vous serez avec Moi 1 Vingt lieues de diamètre et environ soixante lieues de circonférence : telle était l'étendue de Ninive. En admettant, ce qui est qui est vrai, que la distance parcourue par un voyageur est, en moyenne, de six à sept lieues par jour, l'expression de l'Écriture est d'une exactitude rigoureuse. Or, que telle fut la dimension de Ninive, un auteur paien, Diodore de Sicile, le dit expressément. Les ruines actuelles de Ninive, découvertes il y a quelques années, le disent mieux encore. Au rapport de M. Layard, membre de la Chambre des communes d'Angleterre, qui a passé plusieurs années à étudier sur place les ruines de Ninive, le périmètre de la fameuse cité correspond exactement au calcul des Livres Saints. dans le Paradis».
Pour le prouver, il suffit d'expliquer le sens de ces ineffables paroles. Elles signifient d'abord : Vous êtes pardonné. «Je suis pardonné 1 Est-ce possible ? Moi vieilli dans le crime, moi justement condamné au plus infâme des supplices, moi dont l'âme est plus noire que le charbon, moi l'horreur de mes semblables, moi dévoué à l'enfer : je suis pardonné ! je suis l'ami de Dieu ! Oui, je le sens, je suis pardonné ! Plus de poids accablant sur ma conscience ; plus de remords : une paix inconnue inonde mon âme, elle l'enivre, elle la met hors d'elle-même». On comprend, en effet, qu'une semblable parole, sortie d'une pareille bouche, et adressée à un homme comme Dimas, était capable de le faire mourir. Dimas est pardonné, mais son bonheur durera-t-il toujours ? N'a-t-il pas lieu de craindre de le perdre en retombant dans le mal ? Non. Assuré de son pardon, le bienheureux converti ne l'est pas moins de sa persévérance. Il en a pour gage la parole infaillible, que dis-je ! le serment et le serment solennel de son Rédempteur. «Le mot amen, disent les saints docteurs, est le serment de Dieu. En l'employant à l'égard du bon Larron, NotreSeigneur lui donne l'inébranlable assurance qu'il persévérera jusqu'à la mort, dans la foi, dans l'espérance, dans la sincérité de son repentir.
Ce n'est pas tout ; comme si le bon Maître avait craint que son cher Dimas ne conservât un reste d'inquiétude, il répète ce mot solennel : Amen, amen, en vérité, en vérité, Je vous le dis». Oubli du passé, assurance pour l'avenir : immenses faveurs ! Elles ne sont, toutefois, qu'un premier bienfait de la miséricorde envers le bon Larron, et une faible partie de sa récompense : voyons la suite. Si, non content d'accorder sa grâce au criminel dont nous avons parlé, le roi avait ajouté : «Aujourd'hui même je vous conduis avec moi à la cour. Désormais vous partagerez ma gloire, ma puissance et mes félicités». La langue humaine, on en conviendra, serait impuissante à rendre les émotions d'un homme ramené subitement des portes de la mort à la vie dans toutes ses splendeurs, et, du fond d'un cachot, montant sur le trône. Plus grande est son impuissance à exprimer les sentiments de Dimas, lorsqu'il entendit le Roi des rois lui dire : «En vérité, en vérité, Je vous le dis : aujourd'hui vous serez avec Moi dans le Paradis». Ce qu'on peut affirmer, avec un de ses panégyristes, c'est que l'annonce d'un pareil bonheur absorba le sentiment de la souffrance : Latre plagarum immemor, dilectione dilatatur. Précurseur d'un autre grand converti, Dimas peut dire comme saint Paul : «Je surabonde de joie, dans toutes mes tribulations» (II Cor., VII, 4). Précurseur des martyrs, il éprouva ce qu'ils éprouvèrent. Au milieu des plus cruels tourments, on les vit, enivrés de bonheur, chanter sur les chevalets, rire sous les roues, et, les pieds sur des charbons ardents, dire aux juges : «Jamais nous n'avons été à pareille fête : nunquam tam jucunde epulati suntus» Cette présence simultanée de la douleur et de la joie est clairement expliquée par saint Thomas (3. p, q. 46. art. 8, ad. 1). Le rendre heureux au milieu de ses souffrances, n'est pas tout ce que le Sauveur promet à son bien-aimé Dimas.
Il lui promet le bonheur sans mélange ; et cela non pas dans un an, dans un mois, mais pour le jour même. Les Pères de l'Église sont en extase devant les trésors de tendresse cachés dans ces divines paroles. Au nom de tous, écoutons saint Augustin et un contemporain de saint Bernard. Le premier s'exprime ainsi : «Souvenez-Vous de moi, dit le bon Larron ; non pas maintenant, mais lorsque Vous serez entré dans Votre royaume. J'ai commis tant de crimes, que je ne puis espérer un prompt repos ; que mes tourments se prolongent jusqu'à Votre arrivée, ce n'est pas trop. Quand Vous serez entré dans Votre gloire, alors Vous me pardonnerez. Il différait son bonheur, mais le Sauveur lui offrait le Paradis, qu'il n'osait pas demander».
Voici les paroles du second : «En vérité, Je vous le dis, aujourd'hui vous serez avec Moi dans le Paradis». Qui, vous ? Vous qui M'avez confessé dans les tourments de la croix, vous serez avec Moi dans les délices du Paradis ! Avec Moi ! dit-il. Admirable bonté ! il ne dit pas simplement : Vous serez dans le Paradis ; ou vous y serez avec les anges ; mais avec Moi. Vous serez rassasié en voyant Celui que vous désirez ; vous verrez dans Sa majesté Celui que vous confessez dans l'infirmité. Je ne fais pas attendre ce que je promets ; c'est aujourd'hui même que vous serez avec Moi. «Le vraiment bon et doux
Jésus écoute de suite, promet de suite, donne de suite. Qui donc peut désespérer d'un Dieu si facile à écouter, si prompt à promettre, si exact à donner ? Et nous aussi, qui connaissons la douceur de Votre Nom, nous espérons en Vous ; car Vous ne délaissez jamais ceux qui Vous cherchent». Tel est l'empressement du Sauveur à introduire dans le ciel Son bien-aimé, qu'Il passe par-dessus toutes les règles de Son gouvernement. Lui-même a établi saint Pierre, concierge de la bienheureuse Jérusalem : à lui seul le droit d'en ouvrir les portes. Dans la circonstance dont nous parlons Notre-Seigneur revient sur l'ordre qu'Il a établi, prend les clefs et, sans consulter le portier, ouvre Lui-même Son royaume à Son fidèle compagnon. Telle est l'ingénieuse pensée d'Arnaud de Chartres. «Ne vous fâchez pas, dit-il à saint Pierre, vous le chef des Apôtres et le portier du ciel. Je ne vous vois pas au pied de la croix, la crainte vous tient caché, vous n'avez pas même le courage d'accompagner la Mère de votre Maître ni les saintes femmes, qui demeurent intrépidement au pied de la croix.
«Vous ne faites point usage de votre autorité apostolique de lier et de délier. Pendant que, cloués à leurs croix, le Sauveur et le pécheur s'entretiennent ensemble, vous êtes absent ; et permettez que je le dise, vous négligez votre office de portier. Le souverain Prêtre vous supplée, Il ouvre les antiques serrures ; et le Larron, prémices des désespérés, introduit par le Seigneur en personne dans le royaume des cieux, est placé sur le trône même de Lucifer. Et celui à qui peut-être vous n'auriez pas pardonné plus de sept fois, quoique coupable plus de soixante-dix fois sept fois, est absous par le bon Jésus et règne avec les anges. Reprenez vos fonctions, et apprenez à pardonner. Ne comptez ni le nombre ni la durée des péchés.
La clémence divine ne connaît aucunes bornes ; elle n'est pas circonscrite par le nombre ni limitée par le temps. Qu'il y ait quelqu'un qui implore et il y aura quelqu'un qui exaucera ; qu'il y ait quelqu'un qui se repente, et il y aura quelqu'un qui pardonnera. Notez l'heure, c'est la dernière ; voyez la personne, c'est un grand coupable. Péchés énormes, péchés nombreux, péchés anciens disparaissent en un clin d'œil sous l'action de la grâce, et disparaissent si bien, qu'il ne reste aucun vestige de souillure dans cette âme, lavée par le baptême de la miséricorde. «Modèle de repentir, par exemple d'espérance, prédicateur de la miséricorde, le larron du Calvaire se repent ; et aussitôt, ce qu'il cherche, il le trouve ; ce qu'il demande, il le reçoit. Pour lui, point de flammes expiatrices. Il part pour le Paradis, messager de notre patron, prémices et témoin de notre délivrance, et il y entre le premier aux applaudissements des chœurs angéliques :
Aujourd'hui même vous serez avec Moi dans le Paradis». A quel moment précis fut prononcée cette parole, la plus douce qui puisse retentir à une oreille humaine ? Nous l'avons dit : Dans les plus petites circonstances de la passion du Rédempteur du monde, tout est mystère. En les étudiant, avec le flambeau de la tradition, les saints docteurs y découvrent d'admirables harmonies. La parole qui ouvrait le ciel au bon Larron, et en sa personne au genre humain tout entier, fut prononcée à midi précis. Pourquoi ? Parce que c'est à midi précis, que le vieil Adam fut chassé du Paradis, dont la porte demeura fermée jusqu'à la mort du nouvel Adam. De là vient que l'heure de midi a toujours été, parmi les chrétiens, une heure sainte. Écoutons quelques-unes de ces grandes intelligences. Nous prions à midi parce que c'est l'heure où le Fils de Dieu fut élevé en croix. Créé à la sixième heure du jour, Adam pécha à la sixième heure. C'est pourquoi la réparation eut lieu à la même heure que la chute.
Montrant en figure, aux anciens patriarches, Sa personne et Son Église, le Désiré des nations se fait voir à l'heure de midi, à Abraham, sous le chêne de Mambré. Il était midi lorsque Joseph mangea avec ses frères, qui le descendirent ensuite dans la citerne vide. C'est à l'heure de midi que l'admirable Ruth, belle figure de l'Église, s'approcha de Booz dans son champ, comme l'Église de Notre-Seigneur ; qu'elle devint son épouse et fut nourrie de son bien. C'est à l'heure de midi que la Samaritaine, figure de l'Église des Gentils, rencontra le Rédempteur, assis au puits de Jacob. C'est à cause d'Adam et pour réparer sa faute, au même jour et à la même heure où elle avait été commise, que Notre-Seigneur monta sur la croix à la sixième heure, au sixième âge du monde, à la sixième heure du même millénaire et de la sixième semaine, enfin à la sixième heure du sixième jour. Tout cela était mystérieusement annoncé par le sixième jour de la création qui dura six jours.
Mais quel est le Paradis dont le bon Larron fut mis en possession, le jour même de sa mort ? Il est certain que, ce jour-là, Notre-Seigneur ne monta pas au ciel avec le bon Larron, mais Il descendit aux Limbes, afin, comme dit saint Pierre, d'annoncer leur délivrance aux âmes des justes. L'âme du bon Larron y descendit avec Lui, et, comme celle des autres justes, jouit de la vision béatifique. Or, la vision béatifique constitue le parfait bonheur ou le Paradis. «On dégage, dit saint Augustin, le sens des paroles de Notre-Seigneur de toute ambiguïté, si on les entend de Notre-Seigneur, non pas en tant qu'homme, mais en tant que Dieu. En effet, comme homme, le Christ devait être ce jour-là, quant à Son corps, dans le sépulcre ; et, quant à Son âme, dans les enfers. Mais, en tant que Dieu, Il est toujours partout. En quelque lieu que soit le Paradis, tous les Bienheureux y sont dès qu'ils sont avec Celui qui est partout». Saint Thomas parle comme saint Augustin. «Aussitôt après sa mort, Notre-Seigneur descendit aux enfers et délivra les saints qui s'y trouvaient, non pas en les en tirant à l'heure même, mais en les illuminant des rayons de Sa gloire. Et il était convenable que Son âme demeurât aux enfers, aussi longtemps que Son corps devait demeurer dans le sépulcre. La parole du Seigneur au bon Larron : Aujourd'hui vous serez avec Moi dans le Paradis, doit donc s'entendre, non d'un paradis terrestre et corporel, mais d'un paradis spirituel, où sont toux ceux qui jouissent de la gloire divine.
Ainsi, quant au lieu, le bon Larron descendit aux enfers avec Notre-Seigneur afin de vérifier la parole : Aujourd'hui vous serez avec Moi dans le Paradis ; mais, quant à la récompense, il fut dans le Paradis, parce que là il jouit de la vision béatifique comme les autres saints». Mais en jouit-il le premier, avant tous les patriarches, les prophètes, les anciens justes qui étaient dans les Limbes ? Saint Augustin, saint Chrysostome, saint Euloge, et d'autres Pères encore, paraissent le croire ; car ils disent que le bon Larron entra le premier dans le ciel. Si les paroles de ces grands docteurs doivent être prises à la lettre, il faut en conclure que le bon Larron jouit de la vision béatifique, au moment même où Notre-Seigneur lui dit :
Aujourd'hui vous serez avec Moi dans le Paradis ; autrement, il n'en aurait joui qu'après les habitants des limbes. En effet, Notre-Seigneur étant mort avant le bon Larron, son âme descendit aux Limbes avant celle de Dimas, et y porta le ciel ou la vision béatifique. Quoi qu'il en soit, à peine expiré, le bon Larron se voit en possession, et en possession éternelle d'un bonheur dont l'œil de l'homme n'a pas vu l'ombre la plus légère dans toutes les félicités de la terre, dont les plus magnifiques récits ne sauraient porter à son oreille la moindre idée, et qui surpasse tout ce que son cœur peut désirer de plus grand en puissance, en beauté, en douceur et en gloire. Est-ce là toute la récompense du bienheureux Dimas ? Nous le verrons dans le chapitre suivant.